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  1. Dec 2019
    1. L'"effet imaginaire" de certains objets sur la perception temporelle du narrateur : les livres et le téléphone.

      p. 115

      livres dont j’avais appris finalement à couper les pages pour ne pas constater, quelques mois plus tard, qu’ils étaient intacts.

      p. 121

      À partir du vendredi à la première heure, le téléphone m’inspira de l’inquiétude. J’étais indigné par le fait que cet instrument, qui m’avait fait entendre quelquefois la voix désormais perdue de Beatriz, pût se rabaisser à être un réceptacle des lamentations inutiles et peut-être de la colère de Carlos Argentino Daneri que j’avais trompé.

      Selon l'arbre sémantique établi par Francesco Orlando dans Les Objets désuets dans l'imagination littéraire, ces "images de corporéité non fonctionnelle" (livres intacts et téléphone) paraissent produire deux "effets imaginaires" distincts : les livres, dont le narrateur coupe les pages, produirait une perception individuelle de l'écoulement du temps (le "désolé-disloqué"), alors que le téléphone, provoquant l'inquiétude du narrateur en même temps qu'il évoque le souvenir de Beatriz, produirait un double effet : une incidence "brute" et menaçante sur le "temps actuel" (le "stérile-nocif") et une perception "complaisante" du temps qui passe (le "mémoriel-affectif").

    2. p. 120

      Il injuria amèrement les critiques ; puis, plus bienveillant, il les compara aux gens « qui ne disposent pas de métaux précieux ni de presses à vapeur, de laminoirs et d’acide sulfurique pour le monnayage de trésors, mais qui peuvent indiquer aux autres le lieu où se trouve un trésor.»

      Un renversement du discours de Socrate au livre X de La République, l'inutilité de la poésie se transformant, dans le discours de Daneri cité par le narrateur, en inutilité de la critique (la theoría devenue simulacre)?

      Crois-tu que si quelqu'un était capable de produire les deux choses, à la fois l'objet à imiter et le simulacre, il consacrerait ses efforts à la production artistique des simulacres et en ferait une priorité dans sa propre vie, comme s'il s'agissait de l'objet supérieur de son existence? (République, X, 599 a-b)

    3. p. 117

      Il me lut d’autres nombreuses strophes qui eurent aussi son approbation et provoquèrent un abondant commentaire.

      Ce procédé d'autocommentaire de Carlos Argentino Daneri imite la stratégie autocitationnelle (l'"assemplare") à laquelle a recours Alighieri Dante dans sa Vita Nuova. Mais à la différence de Dante qui, tel un scribe, retranscrit sa production poétique dans le "Livre de [sa] mémoire", les strophes de Daneri ne présente pour le narrateur "rien de mémorable".

    1. p. 176

      le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle

      L'esthétique de la lecture développée par Proust paraît rejoindre la réflexion de Paul Valéry dans son "Discours sur l'esthétique" (1937). Valéry distingue l'esthésique, ("l'étude des sensations", des "modifications sensorielles", des "excitations" et des "réactions sensibles") et le poïétique ("qui concerne la production des oeuvres" et procure "une idée générale de l'action humaine complète"). La philosophie proustienne de la lecture relèverait en ce sens de l'esthésique valéryenne :

      C'est donner un trop grand rôle à ce qui n'est qu'une incitation d'en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas. (p. 178)

      et

      […] si une impulsion extérieure [ici, la lecture] ne venait les réintroduire en quelque sorte de force dans la vie de l'esprit, où ils retrouvent subitement la puissance de penser par eux-mêmes et de créer. (p. 178)

      Puissance de penser et de créer. Ce qui "constitue" pour Proust la "vie spirituelle", ce serait plutôt la poïesis, la production de l'oeuvre, c'est-à-dire "cette activité créatrice qu'il s'agit précisément de ressusciter [par la lecture]" (p. 179).

    2. p. 167

      Pour moi, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d'un goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon imagination s'exalte en se sentant plongée au sein du non-moi […]

      La structure grammaticale de la phrase construit un temps circulaire (où s'opposent le "Pour moi" de l'ouverture et le "non-moi"). Cette dynamique introduit une multiplicité de temps et d'espaces qui peuvent être mobilisés par l'imagination pour recomposer le sujet et l'instance du "moi", en déplacer les limites.

    3. p. 174-175

      Ce livre, que vous m'avez vu tout à l'heure lire […] ce livre, comme vos yeux en se penchant vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance, ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de perceptions, va vous dire quel il était […]

      L'immersion du lecteur, entravé dans sa perception du support matériel (« ce livre »). Un éthos du care (de la sollicitude) produit par le narrateur qui vient au secours de l'instance du lecteur par la médiation d'un autre support, immatériel : sa mémoire.

      Cette relation de care (entre le narrateur et le lecteur) se trouvait déjà fictionnalisée en p. 165 :

      […] cette opération, en apparence si simple, d'ouvrir ou de fermer ma croisée, je n'en venais jamais à bout sans le secours de quelqu'un de la maison […]

      Ouvrir la fenêtre de la chambre et lire le titre d'un livre : deux opérations de lecture impliquant la matérialité des supports.

    4. p. 164-165

      Une multiplicité d'objets permettent au narrateur de se remémorer la configuration de la chambre : les « hautes courtines blanches », les « couvre-pieds en marceline », les « courtes-pointes à fleurs », les « couvre-lits brodés », les « taies d’oreillers en batiste », la « trinité du verre à dessins bleus, du sucrier pareil et de la carafe », l’« ampoule de verre » et sa « précieuse liqueur de fleur d’oranger », les « petites étoles ajourées au crochet », la « cloche de verre », « la pendule », les « coquillages », la « blanche nappe de guipure », les « deux vases », l’« image du Sauveur », le « buis bénit » et le « prie-Dieu ».

      Préparant cet espace-temps du « non-moi » (explicité en p. 167), ces objets produisent un effet (aesthesis) dépersonnalisant - et curatif - sur le narrateur :

      […] toutes ces choses qui non seulement ne pouvaient répondre à aucun de mes besoins, mais apportaient même une entrave, d'ailleurs légère, à leur satisfaction, qui évidemment n'avaient jamais été mises là pour l'utilité de quelqu'un, peuplaient ma chambre de pensées en quelque sorte personnelles […] la remplissaient d'une vie silencieuse et diverse, d'un mystère où ma personne se trouvait à la fois perdue et charmée […] (p. 166)

    5. p. 164

      Mais c'est justement de ces choses qui n'étaient pas là pour ma commodité, mais semblaient y être venues pour leur plaisir, que ma chambre tirait pour moi sa beauté.

      La chambre de Proust devient ce lieu d’une récollection d’objets infonctionnels et disparates d’où procède une expérience esthétique. Dans Les Objets désuets dans l'imagination littéraire, Fernando Orlando en explicite les aspects de "défonctionnalisation" et de "refonctionnalisation" qui deviennent pour Proust "source de plaisir" esthétique (p. 595 et sq.).

  2. Nov 2019
    1. p. 17

      on sait qu’après avoir chanté la guerre d’Ilion, il chanta la guerre des grenouilles et des rats, pareil à un dieu qui créerait d’abord le cosmos, puis le chaos

      Allusion à la Batrachomyomachia (« Le Combat des grenouilles et des rats ») un texte de 303 vers parodiant l’Iliade et ayant été attribué à tort pendant longtemps à Homère. Entre l’apocryphe et le faux, la référence à ce texte pose le problème de la véridicité et de l'auctorialité. Il fait écho à « ces intrusions » et « ces larcins » décelés par Nahum Cordovero et évoqués dans le « Post-scriptum de 1950 ».

    2. p. 17

      Homère composa L’Odyssée ; aussitôt accordé un délai infini avec des circonstances et des changements infinis, l’impossible était de ne pas composer, au moins une fois, L’Odyssée. Personne n’est quelqu’un, un seul homme immortel est tous les hommes.

      Dans « Le credo d'un poète », une des conférences qu’il a prononcée à Harvard en 1967 et qui a été publiée en 2002 dans L’art de poésie (This Craft of Verse, Harvard University Press, 2000), Borges commente ainsi L'Immortel et « [c]ette idée d’un Homère oubliant qu’il était Homère » :

      « L’idée qui est derrière l’histoire – et cela surprendra peut-être certains d’entre vous qui ont lu cette histoire – c’est que, si un homme était immortel, au cours de cette longue, très longue durée, il finirait par arriver qu’il ait dit, fait et écrit toutes choses concevables. J’ai pris Homère comme exemple. Je l’ai imaginé comme ayant existé et écrit l’Iliade. Homère donc devait continuer à vivre et devait changer en même temps que les générations humaines changeaient autour de lui. Et un jour il devait oublier le grec, oublier même qu’il était Homère, découvrir la traduction de Pope, l’admirer comme une belle œuvre (ce qu’elle est) et même la juger fidèle à l’original. » (Gallimard, p. 106-107.)