Document de Synthèse : Réflexions sur l'Éducation, le Savoir et l'Intelligence selon Bernard Lahire
- Ce document de synthèse présente les idées principales et les faits marquants des extraits de l'interview de Bernard Lahire, sociologue et directeur de recherche au CNRS, à l'occasion de la publication de son livre "Savoir ou périr".
L'entretien explore la nature de l'apprentissage, le rôle de l'école et de l'évaluation, la définition de l'intelligence, la recherche scientifique et la transmission du savoir dans nos sociétés contemporaines.
1. Le Savoir comme Condition de Survie et l'Origine de l'École
Bernard Lahire insiste sur une perspective fondamentale : l'apprentissage et la transmission des savoirs sont intrinsèquement liés à la survie de toute espèce vivante, y compris l'espèce humaine.
- Survie et Adaptation : "Nos sociétés ne fonctionneraient pas, ne survivraient pas si elle n'organisait pas cet apprentissage."
L'apprentissage est une capacité d'adaptation essentielle, présente chez toutes les espèces. Un animal qui n'apprend pas à reconnaître ses prédateurs ne survit pas.
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L'Apprentissage Humain : Chez l'homme, l'apprentissage est extrêmement développé, allant de l'apprentissage social par imitation à l'enseignement organisé, complété par le langage.
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L'Émergence de l'École : L'école, en tant qu'institution dédiée à l'apprentissage, est une invention relativement tardive dans l'histoire de l'humanité (XVIe siècle au sens moderne).
Avant, la transmission se faisait "par voir faire et ouï-dire", via la culture orale.
L'écriture, apparue il y a environ 5000 ans, a permis d'objectiver et d'accumuler le savoir, rendant possible son organisation pédagogique et l'institutionnalisation de l'école.
- La Sophistication du Savoir : La complexification et la division des savoirs dans nos sociétés modernes ont rendu l'école indispensable et allongé les parcours scolaires.
La survie collective repose sur une masse considérable de savoirs sophistiqués, gérés par des corps de professionnels divers.
2. La Recherche de la Vérité et la Vulnérabilité du Savoir
Lahire aborde la nécessité de la vérité et les dangers de l'affaiblissement des institutions du savoir.
- La Vérité comme Nécessité Vitale : La vérité n'est pas qu'une question philosophique, c'est une condition de survie.
"Si nos savoirs d'ailleurs avant même les savoirs scientifiques… avaient été faux… ça fait longtemps qu'on aurait disparu."
Même les savoirs empiriques anciens devaient avoir un rapport minimal à la vérité pour permettre aux sociétés de survivre face aux fléaux naturels et aux maladies.
- Le Suprême Pouvoir et la Vulnérabilité : La division du travail et des connaissances a rendu l'humanité "surpuissante" en permettant des réalisations complexes comme le téléphone portable.
Cependant, attaquer les lieux de transmission et de création culturelle (recherche, éducation) est une forme de "suicide collectif".
- L'Attaque contre la Recherche : Des coupes budgétaires dans la recherche, la limitation du nombre de chercheurs ou l'exigence de rentabilité immédiate sont des freins à la production de nouveaux savoirs.
"À chaque fois qu'on affaiblit ces secteurs bah on se rend pas compte de tout ce qui serait possible."
La recherche, par nature, est imprévisible et ses applications ne peuvent pas toujours être anticipées à court terme.
3. L'École et la Destruction de la Curiosité et de l'Intelligence
Lahire critique vivement le système scolaire actuel, qui, selon lui, entrave les dispositions naturelles des enfants.
- La Curiosité Innée : Les enfants sont naturellement curieux, testant et explorant leur environnement par l'expérimentation et les questions.
Cette "pulsion exploratrice" est une disposition naturelle.
- L'École, Frein à la Curiosité : Le système scolaire, avec sa discipline collective, ses programmes surchargés et surtout l'évaluation constante, tend à étouffer cette curiosité.
"L'évaluation devient quelque chose qui bloque en fait la curiosité des enfants."
- Le Piège de l'Évaluation : L'évaluation est censée vérifier l'apprentissage, mais elle est devenue un objectif en soi, inversant la logique.
Les élèves apprennent "pour pouvoir passer un contrôle", ce qui nuit à un apprentissage profond et désintéressé.
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Les Mathématiques, Instrument de Sélection : Les mathématiques, une discipline intrinsèquement incroyable, sont devenues un "instrument de torture", un "perfouettard" pour la sélection scolaire, ce qui génère de l'aversion chez les élèves.
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Nuire à la Créativité : L'école, en privilégiant la reproduction des connaissances transmises, laisse peu de place à l'imagination et à la créativité.
Les artistes, par exemple, ont souvent un rapport "très contrarié à l'école", perçue comme un lieu de mémorisation rigide plutôt que de stimulation créative.
- La Docilité des Bons Élèves : Le système sélectionne des élèves qui sont de bons reproducteurs des savoirs scolaires, mais paradoxalement, ils ne sont pas toujours les mieux placés pour la recherche qui demande de la rébellion intellectuelle.
"Quand on a été trop bon élève, on est aussi très docile."
4. L'Intelligence au-delà du QI et les Voies de la Recherche
Lahire propose une vision plus large de l'intelligence et met en lumière les qualités du "vrai chercheur".
- L'Intelligence comme Capacité d'Adaptation : L'intelligence n'est "certainement pas ce que mesure un quotient intellectuel".
C'est avant tout "des capacités d'adaptation, c'est résoudre des problèmes".
Cette forme d'intelligence est présente "un peu partout dans le vivant", des plantes aux unicellulaires.
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L'Intelligence Créatrice : L'intelligence créatrice, notamment artistique, implique d'inventer des formes et des regards nouveaux, ce qui ne correspond pas aux critères d'évaluation académiques standards.
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Le Vrai Chercheur : Un vrai chercheur est "un sale gosse", "un peu rebelle", qui ose poser des questions "stupides" et aller au-delà des demandes.
Il faut "retrouver l'enfant qui est en nous" et ne pas se laisser impressionner, comme le souligne le mathématicien Alexandre Grothendieck.
- Exemples Notables : Des figures comme Einstein ou Grothendieck, malgré leur génie, ont eu un rapport difficile avec l'école ou le système académique, qui pouvait freiner leur curiosité et leur capacité à prendre du recul.
Grothendieck distinguait les mathématiciens "caseurs" (qui travaillent à l'intérieur d'une maison déjà faite) des "bâtisseurs" (qui reconstruisent les fondations).
5. Une Éducation Rationnelle et Collective : Propositions et Défis
Lahire esquisse des pistes pour une réforme de l'éducation.
- Respecter la Curiosité : Il faut s'appuyer sur la curiosité naturelle des enfants, l'accompagner et l'alimenter, plutôt que de la briser.
Des pédagogies comme celle de Freinet, avec des "leçons de choses" concrètes, sont des exemples positifs.
- Alléger les Programmes et Donner du Temps : Les programmes scolaires sont surchargés, rendant impossible un apprentissage approfondi.
Il est crucial de donner "le temps" aux enseignants et aux élèves pour l'approfondissement, car l'assimilation des connaissances demande du temps. "Terminer un programme ça n'a aucun sens."
- Lutter contre les Inégalités Sociales : Les enfants ne sont pas égaux devant l'école, car les "déterminismes sociaux" jouent un rôle majeur.
Les enfants de milieux favorisés bénéficient d'interactions culturelles et pédagogiques précoces qui les avantagent considérablement.
Il faut des politiques de compensation, donner "plus à ceux qui ont moins", en réduisant par exemple la taille des groupes pour les élèves en difficulté.
- Recherche de Synthèse : La spécialisation excessive des sciences, notamment sociales, rend difficile une vision systémique.
Il est nécessaire de développer des pôles de "synthétisation" et de faire des liens entre les différentes branches du savoir, à l'image des grands "synthétiseurs" comme Newton, Einstein ou Darwin.
- Critique des Classements : Les classements comme PISA ou Shanghai sont jugés peu pertinents.
Ils alimentent une "concurrence internationale" mais "n'ont jamais servi à améliorer en de quelque manière que ce soit le système éducatif", car ils ne s'attaquent pas aux causes profondes des problèmes.
6. L'Altricialité Secondaire et le Développement Culturel
Lahire fait le lien entre la biologie humaine et la nécessité de l'apprentissage.
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Dépendance Prolongée : L'espèce humaine se caractérise par une "altricialité dite secondaire", c'est-à-dire une longue période de dépendance des petits envers les parents. Cette vulnérabilité prolongée a accru la durée de l'apprentissage.
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Entrelacement Biologique et Culturel : Le développement physiologique de l'enfant est intimement lié à son développement culturel et social.
Apprendre à grandir dans une société humaine ne se limite pas à la maturité biologique, mais englobe l'acquisition d'une grande quantité de savoirs, notamment la lecture, l'écriture et le calcul, bases essentielles de la scolarisation précoce.
- En conclusion, Bernard Lahire dresse un tableau critique mais lucide du système éducatif actuel, en le replaçant dans une perspective biologique et historique.
Il plaide pour une réorientation profonde, qui remette la curiosité, l'approfondissement et la justice sociale au cœur des processus d'apprentissage et de création du savoir, conditions essentielles à la survie et à l'épanouissement collectif de l'humanité.