La Prévention des Conflits d'Intérêts : Collectivités et Associations
Synthèse
Ce document de synthèse analyse les enjeux juridiques et pratiques liés à la prévention des conflits d'intérêts dans les relations entre les collectivités territoriales et les associations.
Basé sur les interventions d'experts juridiques et de formateurs d'élus, il met en lumière les risques pénaux encourus et propose des préconisations concrètes.
Les points critiques à retenir sont les suivants :
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1. Le conflit d'intérêts n'est pas une infraction, mais un signal d'alerte. La situation devient délictuelle lorsqu'un élu ou un agent public, conscient de ce conflit, ne se déporte pas et participe à une décision, tombant ainsi sous le coup de la prise illégale d'intérêt, une infraction pénale sévèrement sanctionnée (jusqu'à 5 ans d'emprisonnement et 500 000 € d'amende).
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- La notion d'intérêt est extrêmement large. Elle couvre les intérêts matériels, mais aussi moraux ou familiaux. Il n'est pas nécessaire que l'élu se soit enrichi personnellement ou que la collectivité ait subi un préjudice ; la simple apparence d'une impartialité compromise peut suffire à caractériser l'infraction.
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- La règle pour les élus impliqués dans une association est le "déport général". Qu'ils soient membres du bureau à titre personnel ou en tant que représentants de la commune, ils doivent s'abstenir de toute participation à une délibération concernant cette association.
Ce déport doit être total :
- ◦ Absence de participation à l'instruction du dossier.
- ◦ Absence de participation aux débats.
- ◦ Absence de participation au vote.
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◦ Sortie physique de la salle du conseil durant les débats et le vote.
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- Les élus locaux sous-estiment massivement ce risque. Les formations de terrain révèlent que la préoccupation principale des élus concerne les aspects techniques des subventions, tandis que le risque de conflit d'intérêts est souvent ignoré, en particulier dans les petites communes où les interférences entre mandats électifs et vie associative sont pourtant maximales.
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- Des outils et des bonnes pratiques existent pour sécuriser les processus.
La responsabilité première incombe à chaque élu, qui doit s'auto-évaluer en permanence.
Pour sécuriser les décisions, il est préconisé de voter les subventions au cas par cas, de systématiser la déclaration des conflits en début de séance et de s'appuyer sur des ressources externes comme la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) et le référent déontologue, désormais obligatoire pour toutes les communes.
1. Le Cadre Juridique et les Risques Pénaux
L'analyse juridique, menée par Luc Brunet de l'Observatoire SMAC, souligne la nécessité de distinguer deux notions fondamentales qui sont souvent confondues.
Définitions Fondamentales : Conflit d'Intérêts vs. Prise Illégale d'Intérêt
Le conflit d'intérêts est une situation, tandis que la prise illégale d'intérêt est une infraction pénale qui découle de la mauvaise gestion de cette situation. Caractéristique Conflit d'Intérêts Prise Illégale d'Intérêt Nature
Une situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts (publics ou privés) de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice d'une fonction.
Une infraction pénale. Le fait de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité.
Source Légale Loi du 11 octobre 2013
Article 432-12 du Code pénal
Sanction
Aucune (ce n'est pas une infraction). La situation doit être prévenue ou résolue.
Jusqu'à 5 ans d'emprisonnement et 500 000 € d'amende.
"Le conflit d'intérêts, c'est la vie. Nous avons tous des conflits d'intérêts. [...] Là où c'est pas normal [...] c'est quand on va se dire 'je vais surtout pas le dire que je suis en situation de conflit d'intérêt'. Et c'est là qu'on franchit la ligne jaune et qu'on passe [...] du côté du code pénal avec le délit de prise illégale d'intérêt." - Luc Brunet
Le Champ d'Application Vaste de la Prise Illégale d'Intérêt
Le délit de prise illégale d'intérêt est l'infraction numéro un pour laquelle les élus locaux sont poursuivis. Son champ d'application est particulièrement étendu :
• Tous les domaines : Contrairement au délit de favoritisme (limité à la commande publique), il s'applique à toutes les décisions d'une collectivité : urbanisme, recrutement, vente de biens, et notamment les subventions aux associations.
• Intérêt moral ou familial : L'intérêt n'est pas nécessairement matériel ou financier.
• Absence de préjudice requis : L'infraction est constituée même si la collectivité n'a subi aucun préjudice, voire si elle a bénéficié de l'opération.
• Intérêts indirects : Le délit couvre les intérêts pris par personne interposée (conjoint, ascendants, descendants, mais aussi amis proches).
La jurisprudence retient une vision très large : "l'infraction s'arrête où le soupçon s'arrête".
• La notion d'apparence : Il ne faut pas seulement ne pas être en conflit d'intérêts, mais aussi ne pas donner l'apparence de l'être.
La Doctrine de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP)
La HATVP a établi une doctrine pour clarifier les niveaux de risque. Pour les relations avec les associations, le risque est considéré comme large.
• Zone Rouge (Risque Large) : Concerne la participation d'un élu au sein d'un organisme de droit privé, comme une association, que ce soit à titre personnel ou comme représentant de la commune.
• Règle Appliquée : Le déport général. L'élu concerné doit s'abstenir de participer à toute délibération relative à cet organisme, y compris en l'absence d'enjeu financier direct. Adhérent ou Dirigeant : Une Distinction Cruciale ?
La question se pose de savoir si un simple adhérent est soumis aux mêmes règles qu'un membre du bureau (président, trésorier, etc.).
• Position de la HATVP (Avis du 3 mai 2022) : Le simple fait d'être adhérent ne justifie pas un déport systématique.
Cependant, une analyse au cas par cas doit être menée en fonction de la nature de l'association, de son nombre d'adhérents et de l'objet de la délibération.
• Conseil de Prudence : Face à l'incertitude de l'analyse au cas par cas, il est recommandé aux simples adhérents, par mesure de sécurité, de se déporter systématiquement lors du vote d'une subvention.
2. Règles Pratiques et Préconisations La prévention repose sur une démarche rigoureuse et transparente.
Les Quatre Étapes de la Prévention
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1. Identifier les situations à risque : L'élu doit se poser les bonnes questions sur ses liens personnels, familiaux ou associatifs en rapport avec les dossiers de la collectivité.
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2. Déclarer le conflit d'intérêts : Conformément à la Charte de l'élu local, l'élu doit faire connaître ses intérêts personnels avant le débat et le vote.
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3. Se déporter complètement : Le déport ne se limite pas au non-vote. L'élu ne doit participer ni à l'instruction du dossier, ni aux débats qui précèdent le vote.
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4. Ne pas influencer : L'élu doit s'abstenir de toute intervention, même informelle ("tirer les ficelles par derrière").
Jurisprudence : Des Exemples Concrets et Marquants Deux cas illustrent la sévérité avec laquelle la justice appréhende ce délit :
• Le maire de Plougastel-Daoulas : Des élus membres du bureau d'une association ad hoc n'ont pas participé au vote de la subvention, mais sont restés dans la salle.
Ce simple fait a été jugé suffisant pour caractériser une influence et a conduit à leur condamnation pour prise illégale d'intérêt.
• Une commune rurale de 250 habitants : Des élus, membres du bureau d'une association organisant la fête du village, ont participé au vote d'une subvention de 250 €.
Ils ont été condamnés pour prise illégale d'intérêt suite à la plainte d'un opposant politique.
Ces exemples démontrent que ni la bonne foi, ni la poursuite de l'intérêt général, ni le faible montant de la subvention ne constituent des protections contre une condamnation.
Préconisations pour Sécuriser les Délibérations
• Pas de vote global : Les subventions aux associations doivent être votées une par une, jamais en bloc.
• Sortir de la salle : L'élu concerné doit physiquement quitter la salle du conseil avant le début des débats et ne revenir qu'une fois le point de l'ordre du jour traité. Cette sortie doit être consignée au procès-verbal.
• Instaurer un "tour de table" déontologique : En début de chaque conseil, le maire peut demander à chaque élu de signaler d'éventuels conflits d'intérêts au regard de l'ordre du jour.
3. Le Témoignage du Terrain : Entre Méconnaissance et Difficultés d'Application
Le témoignage de Sophie Van migom, directrice d'un centre de formation pour élus, révèle un décalage important entre les exigences légales et la perception des élus sur le terrain.
Une Prise de Conscience Limitée chez les Élus
Lors des formations, les préoccupations des élus portent majoritairement sur des questions techniques (conventionnement, prêt de matériel, contrôle financier).
Le risque de conflit d'intérêts est très rarement abordé spontanément, en particulier par les élus des petites communes.
"Sur 90 participants, je n'ai que deux élus qui m'ont parlé de conflit d'intérêt. [...] Les élus des petites communes ne se posent pas la question, alors qu'il y a forcément des interférences entre leur mandat électif, leur vie familiale, leur vie associative." - Sophie Van migom
Les Conséquences Pratiques et les Défis Opérationnels
L'application stricte des règles de déport peut engendrer des difficultés de fonctionnement :
• Problèmes de quorum : Dans une commune de 620 habitants, la mise en place de règles de déport strictes a conduit à ce que la moitié du conseil municipal sorte de la salle, empêchant le quorum d'être atteint. La seule solution est de reconvoquer le conseil, ce qui retarde la décision.
• Paralysie de l'action des élus : Un élu engagé pour son expertise associative (ex: président de l'association des parents d'élèves devenu adjoint aux écoles) peut se retrouver dans l'incapacité d'agir sur les dossiers pour lesquels il a été élu.
Les Doubles Sanctions : Pénale et Administrative Le non-respect des règles de déport expose l'élu et la collectivité à un double risque :
1. Le risque pénal : L'élu est poursuivi pour prise illégale d'intérêt et le maire pour complicité.
2. Le risque administratif : La délibération elle-même est illégale.
Elle peut être annulée par le juge administratif suite à un recours d'un opposant, d'un contribuable ou du préfet. L'association pourrait alors être contrainte de rembourser la subvention perçue.
4. Outils et Bonnes Pratiques
La Responsabilité Personnelle de l'Élu
C'est à chaque élu d'évaluer sa propre situation, d'informer le maire et le conseil, et de prendre la décision de se déporter.
Cette réflexion doit être menée dès le début du mandat pour clarifier les limites de ses fonctions.
Les Aides à la Décision
Les élus ne sont pas seuls face à ces questionnements complexes. Ils peuvent solliciter :
• La Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) : Il est possible de saisir la HATVP pour obtenir un avis confidentiel et rapide sur une situation personnelle.
• Le référent déontologue : Sa désignation est une obligation pour toutes les collectivités. Il offre un avis qui va au-delà du strict droit, en abordant les questions de probité et d'exemplarité.
Cas Spécifiques Abordés
• Agents de la collectivité : Ils sont également concernés par le délit.
S'ils sont en situation de conflit d'intérêts sur un dossier (ex: instruction d'un marché public pour l'entreprise d'un proche), ils doivent le signaler à leur hiérarchie pour que le dossier leur soit retiré.
• Subventions en nature : La mise à disposition de locaux, de matériel ou d'agents est considérée comme un avantage et suit exactement les mêmes règles de déport que les subventions financières.
• Associations "transparentes" : Une association qui n'est en réalité que le prolongement de la collectivité (ex: toutes les décisions sont prises par la commune) pose des problèmes juridiques majeurs.
Toutes les règles de la collectivité (comptabilité publique, marchés publics) s'appliquent alors à elle, créant un risque juridique élevé.