Guide pratique : S'engager sans s'épuiser, cultiver un militantisme durable
Introduction : La double facette de l'engagement moderne
Face à une urgence écologique et sociale de plus en plus palpable, nous assistons à une multiplication des formes d'engagement citoyen.
Des actions de désobéissance civile aux initiatives de sensibilisation, en passant par la création de médias indépendants, cet élan collectif est vital pour faire face aux défis de notre époque.
Cependant, cette mobilisation intense expose les individus et les organisations à un risque élevé d'épuisement physique et psychologique, un phénomène souvent désigné sous le nom de « burnout militant ».
Loin d'être un signe de faiblesse, cet épuisement est une conséquence logique d'une lutte exigeante contre des systèmes profondément ancrés.
Ce guide se veut une ressource pragmatique et encourageante, synthétisant les stratégies, les changements de perspective et les leçons partagées par des militants expérimentés pour préserver son énergie et cultiver sa motivation sur le long terme.
En tant que psychologue observant ces dynamiques, ce guide vise à outiller les acteurs du changement pour qu'ils puissent aligner leur action extérieure avec leur résilience intérieure.
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1. Comprendre la flamme de l'engagement : Les racines de l'action
Avant de chercher à protéger la flamme de l'engagement, il est fondamental de comprendre ce qui l'a allumée.
Identifier ses motivations profondes, cette « étincelle » initiale qui pousse à l'action, est la première étape pour construire un engagement résilient et authentique.
C'est en se reconnectant à ce « pourquoi » viscéral que l'on peut trouver la force de traverser les moments de doute et de fatigue.
Cette section explore les divers détonateurs de l'action, tels que vécus et partagés par des personnes engagées aux parcours variés.
1.1. L'étincelle initiale : Identifier votre « pourquoi »
Les chemins qui mènent à l'engagement sont multiples, souvent personnels et profondément transformateurs. Ils naissent d'une rencontre entre une sensibilité individuelle et une réalité qui devient intolérable.
• La prise de conscience soudaine : Pour certains, l'engagement naît d'un choc, d'une information qui brise les certitudes.
C'est le cas de l'arboriste-grimpeur Thomas Braille, qui a été « coupé dans ses jambes » en réalisant que l'échéance de l'urgence climatique n'était plus une projection lointaine mais une réalité imminente :
« 20 ans, c'est demain ».
Cette prise de conscience a été catalysée par la peur viscérale pour l'avenir de son fils.
• Le sentiment d'injustice personnel : L'expérience vécue de l'injustice est un moteur puissant et durable.
Pour la réalisatrice Flore Vasseur, le « foyer de la flamme » se trouve dans une injustice personnelle vécue durant l'enfance.
Cette blessure initiale, bien que longtemps enfouie, est devenue la source d'une quête de réparation et d'une sensibilité aiguë aux injustices du monde.
• La passion confrontée à la réalité : L'engagement peut aussi émerger lorsque la passion d'une vie se heurte à l'inaction et à l'absurdité du système.
L'agroclimatologue Serge Zaka, passionné par la météo depuis l'enfance, a basculé dans un engagement public en constatant les impacts concrets du changement climatique (des végétaux brûlés à 46°C) et l'ignorance des décideurs politiques face à des études qu'ils avaient eux-mêmes commandées.
• La quête de cohérence et la fin de la solitude : Parfois, l'engagement est une flamme qui couvait depuis longtemps mais peinait à trouver un exutoire.
Pour Anaïs Terrien, présidente de La Fresque du Climat, un engagement précoce mais solitaire a trouvé un nouvel élan grâce à un outil lui permettant enfin de structurer le dialogue, de briser l'isolement et d'être comprise dans ses préoccupations.
1.2. Le moteur psychologique de l'action
Selon l'analyse de l'écopsychologue Emmanuel Delrieu, l'engagement n'est pas un simple choix intellectuel, mais une transformation profonde qui répond à des mécanismes psychologiques précis.
1. L'interaction des forces : Pour persévérer, un engagement doit mobiliser une synergie de trois types de forces.
Les forces affectives (ce qui nous touche, la sensibilité à la souffrance du monde), les forces comportementales (la capacité à agir et à persévérer dans la durée) et les forces cognitives (la capacité à analyser et à réconcilier les aspects positifs et négatifs de la lutte).
2. La résolution de la dissonance cognitive : S'engager est souvent un moyen de réduire la tension interne entre ses valeurs et les paradigmes dominants de la société (capitalisme, patriarcat, colonialisme).
Face à cette dissonance, l'action permet de « remettre de l'ordre dans sa vie » en alignant ses comportements avec ses convictions profondes.
3. La transformation par l'enracinement : Plus l'engagement est profond, plus l'individu se transforme et se « radicalise », au sens étymologique du terme :
il s'enracine dans ses convictions. Cet enracinement crée des liens, un « mycélium » avec d'autres luttes, renforçant la solidarité et la position de chacun.
Cependant, cette même puissance qui ancre l'individu dans ses convictions le rend aussi plus vulnérable.
En s'alignant si profondément avec sa cause, il s'expose frontalement à la résistance, à l'inertie et à la violence du système qu'il combat, créant un terrain propice à l'usure.
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2. Naviguer les tempêtes : Reconnaître et gérer le risque d'épuisement
Loin d'être un échec personnel ou un signe de faiblesse, les moments de fatigue, de doute et même d'effondrement sont des étapes quasi inévitables du parcours militant.
Ils sont le reflet de l'intensité de la lutte et de la violence de ce qui est combattu.
L'enjeu stratégique n'est donc pas d'éviter ces moments à tout prix, mais d'apprendre à en reconnaître les signes avant-coureurs et à y répondre de manière constructive et bienveillante.
2.1. Les symptômes avant-coureurs du burnout militant
Être à l'écoute de soi est la première ligne de défense. Voici quelques signaux d'alerte, basés sur les analyses et témoignages, qui doivent inciter à la prudence :
• Fatigue physique et mentale : Une irritabilité croissante et une fatigue persistante qui ne se résorbe pas avec le repos sont des premiers signes clairs que les réserves d'énergie s'épuisent (Emmanuel Delrieu).
• Perte de sens et envie de retrait : Après une action extrême – 40 jours de grève de la faim suivis d'une grève de la soif – Thomas Braille a ressenti le besoin de s'isoler : « je ne voulais plus voir d'êtres humains ».
Ce sentiment que le sacrifice est vain et que « tout le monde s'en fout » est un symptôme critique.
• Sentiment de submerssion : L'impression que « le vase était presque plein et menaçait de casser » a poussé Anaïs Terrien à annuler ses engagements.
Cette sensation d'être submergé par les responsabilités et les urgences est un indicateur majeur.
• Confrontation à l'indifférence et au cynisme : La frustration face à l'inaction générale, comme l'a vécue Flore Vasseur après les révélations d'Edward Snowden, peut user la motivation et mener à un sentiment d'impuissance destructeur.
2.2. Le burnout comme un cycle, et non comme une fin
Il est crucial de déconstruire l'idée que le burnout est un point final. C'est avant tout un signal et une étape de transformation.
• L'effondrement est un « moment transformatoire nécessaire ».
L'écopsychologue Emmanuel Delrieu insiste : plus on résiste à la fatigue et au besoin de changement, plus l'effondrement est douloureux.
L'accepter comme une étape nécessaire permet de le traverser plus sereinement.
• L'engagement n'est pas linéaire mais cyclique. Il s'apparente à une spirale.
Les phases de « down » ne sont pas des régressions, mais des moments où l'on plonge pour « chercher des forces encore plus grandes d'ancrage ».
Chaque cycle permet de se transformer et de repartir sur des bases plus solides.
• L'erreur est de « toujours vouloir être parfait et aller bien ». Comme le souligne Flore Vasseur, la société nous pousse à masquer nos vulnérabilités.
Or, la libération que représentent les émotions, les larmes et l'acceptation de ses failles est une source de résilience immense.
L'enjeu stratégique est donc de cultiver un réseau de soutien solide, capable de vous accueillir lors de ces phases d'effondrement pour qu'elles deviennent des sources de transformation, et non de destruction.
2.3. Les facteurs aggravants spécifiques au militantisme
Au-delà du surmenage classique, le militantisme expose à des sources de stress uniques qui accélèrent le risque d'épuisement.
1. La violence des attaques personnelles : L'exposition publique s'accompagne souvent d'une violence décomplexée.
Les insultes constantes reçues par Serge Zaka sur son physique (allant jusqu'à la création du sobriquet « Grosaka ») ou sa crédibilité (son chapeau) sont une forme de harcèlement visant à déstabiliser et à user psychologiquement.
2. L'invisibilisation institutionnelle : Comme l'analyse Emmanuel Delrieu, les structures politiques et sociales nient ou minimisent systématiquement les luttes.
Cette non-reconnaissance est une source d'injustice profonde et d'épuisement, car elle oblige à se battre non seulement pour sa cause, mais aussi pour la légitimité même de son combat.
3. La confrontation à la force du système : Les militants se heurtent à la capacité du système à absorber et neutraliser la critique.
Flore Vasseur a constaté que « plus vous tapez dedans, plus il est fort ».
Le système peut transformer la dénonciation en spectacle, la vidant de sa substance et laissant le militant avec un sentiment d'impuissance.
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3. Entretenir la flamme : Stratégies pour un engagement durable
Un engagement durable ne se résume pas à la gestion des crises d'épuisement.
Il repose sur la mise en place de stratégies proactives pour nourrir sa motivation, protéger son énergie et construire sa propre résilience.
Les quatre piliers suivants, complémentaires et interdépendants, offrent des pistes concrètes pour y parvenir.
3.1. Stratégie 1 : La force du collectif et du soutien
Le premier et le plus puissant rempart contre l'épuisement est la qualité des liens humains. L'isolement est le terreau du burnout.
• S'appuyer sur le collectif : Anaïs Terrien l'affirme sans détour : elle a été sauvée du burnout par son conseil d'administration.
Le groupe agit comme un filet de sécurité, permettant de prendre le relais lorsque l'un de ses membres flanche.
• Savoir demander de l'aide : Reconnaître ses propres limites et oser demander du soutien n'est pas une faiblesse, mais une compétence stratégique essentielle pour durer.
C'est un acte de confiance envers le collectif.
• Cultiver le « prendre soin du lien » : Comme le propose Emmanuel Delrieu, il est crucial d'instaurer au sein des groupes une pratique active de soutien mutuel.
Cela signifie créer des espaces où la vulnérabilité est acceptée et où l'on prend soin les uns des autres autant que de la cause défendue.
3.2. Stratégie 2 : La justesse de la perspective
La manière dont on perçoit son action et ses objectifs peut radicalement diminuer la pression et le risque d'épuisement.
• Adopter « l'esprit des cathédrales » : Partagée par Flore Vasseur via Edward Snowden, cette métaphore est libératrice.
Elle invite à accepter de ne pas voir le résultat final de ses actions, mais à se concentrer sur sa contribution : poser sa « brique » avec la confiance que d'autres construiront dessus.
• Lutter « pour » plutôt que « contre » : Ce changement de paradigme, également proposé par Flore Vasseur, rend l'engagement plus positif et moins autodestructeur.
Il s'agit de se battre pour un monde désirable, pour la vie, pour l'avenir de ses enfants — des moteurs qui génèrent une énergie positive et renouvelable, à l'inverse de la lutte contre un système qui peut se révéler corrosive.
• Renoncer à l'attente d'un résultat immédiat :
L'attente d'une victoire rapide est l'une des principales sources de dépression et de désillusion pour les militants.
L'esprit des cathédrales aide à se détacher de cette tyrannie du résultat.
3.3. Stratégie 3 : L'alignement et l'action authentique
Un engagement qui dure est un engagement qui vient du cœur, pas de l'ego.
• Se connecter à son injustice profonde : Comme le conseille Flore Vasseur, les blessures personnelles, les humiliations, les trahisons vécues sont le « fioul » le plus durable.
C'est en allant chercher ce qui nous touche viscéralement que l'on trouve une énergie inépuisable.
• S'engager pour se réparer soi-même : Plutôt que de s'engager pour la reconnaissance sociale ou l'image, ce qui mène inévitablement à l'épuisement, l'engagement le plus durable est celui qui est aussi une démarche intime.
Comme l'explique Flore Vasseur, « on y va pour se réparer soi. Ce qu'on vient réparer c'est soi et en se réparant soi on répare le monde ».
• Diversifier ses projets et ses sources d'énergie : Pour ne pas dépendre d'une seule source de gratification, il est sain de « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier », comme le pratique Anaïs Terrien.
Avoir d'autres projets (collectif d'habitation, jardinage, art) permet de se ressourcer et de maintenir un équilibre.
3.4. Stratégie 4 : La culture du soin personnel
Prendre soin de soi n'est pas un luxe ou un acte égoïste ; c'est une condition indispensable pour pouvoir continuer à prendre soin du monde.
• « Faire silence d'humain » : Ce conseil d'Emmanuel Delrieu invite à se reconnecter régulièrement et profondément à la nature, loin du bruit et de l'agitation humaine, pour se ressourcer et retrouver une perspective plus large.
• Se détacher de la peur du jugement : Thomas Braille illustre une source de force immense :
« Je n'ai pas peur du jugement des hommes, j'ai peur uniquement du jugement de mon fils ».
Se libérer de la peur du regard social permet d'agir avec une plus grande liberté et une plus grande force.
• Le plus grand renoncement : renoncer à plaire. Cette phrase puissante de Flore Vasseur résume un acte de libération essentiel.
Un militant ne peut pas plaire à tout le monde. L'accepter, c'est se libérer d'un poids immense.
• Se nourrir de la joie : Malgré les difficultés, l'engagement est aussi une source de joies intenses.
Flore Vasseur rappelle rencontrer « plus souvent des moments de joie quasi extatique que des moments de burnout ».
Le lien, la solidarité et les petites victoires sont des nourritures essentielles.
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4. Conclusion : L'engagement, un marathon pour la vie
En définitive, l'engagement sur le long terme s'apparente bien plus à un marathon qu'à un sprint. Les stratégies pour durer ne sont pas des distractions ou des luxes, mais des composantes essentielles de la lutte elle-même.
Prendre soin de soi, cultiver la force du collectif, ajuster sa perspective et agir depuis un lieu d'authenticité sont les conditions de la victoire.
En acceptant la nature cyclique de l'énergie et en se rappelant constamment son « pourquoi », il devient possible non seulement de tenir, mais aussi de s'épanouir dans l'action.
Comme le disait Baden-Powell, cité par Anaïs Terrien, l'objectif n'est peut-être pas de sauver le monde seul et tout de suite, mais plus humblement et plus durablement d'« essayer de laisser le monde un peu meilleur que quand vous êtes arrivé ».