97 Matching Annotations
  1. Dec 2019
  2. Nov 2019
    1. « Toujours ce conflit qui semble sans issue ! une ardente conscience de mes forces, de ma supériorité sur eux tous, de ce que je pourrais faire ; et [Page 346]le sentiment de la totale inutilité de ces choses ! Non, ça ne peut pas durer ainsi. »
    2. je m’embrouillais dans ces contradictions.

      littérature permet d'exprimer des contradictions que la philosophie ne peut raisonner

    3. je pris un plaisir enfantin à mettre l’avenir en fiches

      Peut-être plaisir d'abstraction ?

    4.  Moi je vous aimais », lui dis-je 

      Beauvoir a moins de peine à s'ouvrir à Zaza qu'à Jacques.

    5. Nous nous exhortâmes au courage : après tout, nous avions dix-sept et dix-neuf ans ; nous priâmes notre mère de ne plus censurer notre correspondance. Elle répondit qu’elle avait le devoir de veiller sur nos [Page 329]âmes, mais finalement elle céda. C’était une importante victoire.
    6. Il m’obligeait à réfléchir, à faire le point ; je ne me vantai plus de savoir tout, au contraire : « Je ne sais rien, rien ; non seulement pas une réponse mais aucune manière valable de poser la question. » Je me promis de ne plus me duper, et je demandai à Pradelle de m’aider à me garder de tous les mensonges ; il serait « ma conscience vivante ». Je décidai que j’allais consacrer les prochaines années à chercher avec acharnement la vérité.

      sagesse

    7. je voulais construire une pensée, une œuvre

      littérature et philosophie conjointes

    8. La philosophie ne m’avait ni ouvert le ciel, ni ancrée à la terre ; tout de même, en janvier, les premières difficultés vaincues, je commençai à m’y intéresser sérieusement. Je lus Bergson, Platon, Schopenhauer, Leibniz, Hamelin, et avec ferveur Nietzsche. Un tas de problèmes me passionnaient : la valeur de la science, la vie, la matière, le temps, l’art. Je n’avais pas de doctrine arrêtée ; du moins savais-je que je rejetais Aristote, saint Thomas, Maritain et aussi tous les empirismes et le matérialisme. En gros je me ralliais à l’idéalisme critique, tel que nous l’exposait Brunschvicg, bien que, sur bien des points, il me laissât sur ma faim. Je repris du goût pour la littérature.
    9. Somme toute, quand celui-ci avait compris qu’il ne savait rien et qu’il n’y avait rien à savoir, il savait tout. Ainsi s’explique que j’aie pu écrire en janvier : « Je sais tout, j’ai fait le tour de toutes choses. »
    10. En vérité, le mal dont je souffrais, [Page 299]c’était d’avoir été chassée du paradis de l’enfance

      conséquence d'avoir goûté au fruit défendu ?

    11. « Rien n’a besoin de moi, rien n’a besoin de personne, parce que rien n’a besoin d’être. 

      contingence

    12. Je restais aussi sensible que dans mon enfance à l’étrangeté de [Page 291]ma présence sur cette terre qui sortait d’où ? qui allait où ? J’y pensais souvent, avec stupeur, et sur mes carnets je m’interrogeais ; il me semblait être dupe « d’un tour de prestidigitation dont le truc est enfantin, mais qu’on n’arrive pas à deviner ». J’espérais sinon l’élucider, au moins le cerner de plus près. Comme je possédais pour tout bagage ce que m’avait enseigné l’abbé Trécourt, je commençai par tâtonner difficilement à travers les systèmes de Descartes et de Spinoza. Parfois, ils m’emportaient très haut, dans l’infini : j’apercevais la terre à mes pieds comme une fourmilière et la littérature même devenait un vain grésillement ; parfois je n’y voyais que de maladroits échafaudages, sans rapport avec la réalité. J’étudiai Kant, et il me convainquit que personne ne me découvrirait le dessous des cartes.
    13. J’enseignerais la philosophie, en province : à quoi cela m’avancerait-il ? Écrire ? mes essais de Meyrignac ne valaient rien.

      choix entre littérature et philosophie

    14. À travers une étude sur Kant, je me passionnai pour l’idéalisme critique qui me confirmait dans mon refus de Dieu. Dans les théories de Bergson sur « le moi social et le moi profond » je reconnus avec enthousiasme ma propre expérience. Mais les voix impersonnelles des philosophes ne m’apportaient pas le même réconfort que celles de mes auteurs de [Page 272]chevet.
    15. Mademoiselle Lambert me conseilla de revenir à mon premier projet ; c’était elle qui faisait à Sainte-Marie les cours de philosophie : elle serait heureuse de m’avoir pour élève ; elle m’assura que j’obtiendrais sans peine l’agrégation. Mes parents ne firent pas d’opposition. Je fus très satisfaite de cette décision.
    16. Aujourd’hui seulement, je recompose son histoire avec un peu de cohérence.

      donner sens

    17. Sa dévotion aux valeurs universelles était, m’imaginais-je, sincère ; je me pensais autorisée à liquider traditions, coutumes, préjugés, tous les particularismes, au profit de la raison, du beau, du bien, du progrès.

      raison vs moeurs

    18. je m’entraînais à réfléchir, à comprendre, à critiquer, je m’interrogeais, je cherchais avec précision la vérité : ce scrupule me rendait inapte aux conversations mondaines.
    19. « Quel dommage que Simone ne soit pas un garçon : elle aurait fait Polytechnique ! » J’avais souvent entendu mes parents exhaler ce regret. Un polytechnicien, à leurs yeux, c’était quelqu’un. Mais mon sexe leur interdisait de si hautes ambitions et mon père me destina prudemment à l’administration : cependant il détestait les fonctionnaires, ces budgétivores, et c’est avec ressentiment qu’il me disait : « Toi au moins, tu auras une retraite ! » J’aggravai mon cas en optant pour le professorat ; pratiquement, il approuvait mon choix, mais il était loin d’y adhérer du fond du cœur.
    20. Les réticences de mon père m’étonnaient et me piquaient bien davantage. Il aurait dû s’intéresser à mes efforts, à mes progrès, me parler amicalement des auteurs que j’étudiais : il ne me marquait que de l’indifférence et même une vague hostilité. Ma cousine Jeanne était peu douée pour les études mais très souriante et très polie
    21. j’aurais voulu qu’il me fît profiter de son expérience.
    22. Jacques venait nous voir moins souvent qu’autrefois ; mes parents ne lui pardonnaient pas ses goûts littéraires et sans doute était-il agacé par leurs railleries
    23. Un après-midi, comme je me trouvais seule dans le bureau, ma mère s’assit en face de moi ; elle hésita, rougit : « Il y a certaines choses qu’il faut que tu saches », dit-elle. Je rougis aussi : « Je les sais »,
    24. Mon père, qui souffrait de se trouver à cinquante ans devant un avenir incertain, souhaitait avant tout pour moi la sécurité ; il me destinait à l’administration qui m’assurerait un traitement fixe et une retraite.
    25. Mon père n’avait jamais mordu à la philosophie ; dans mon entourage comme dans celui de Zaza, on la tenait en suspicion.
    26. À travers son héroïne, je m’identifiai à l’auteur : un jour une adolescente, une autre moi-même, tremperait de ses larmes un roman où j’aurais raconté ma propre histoire.

      après la chute de la religion, la littérature devient refuge

    27. Quel silence ! La terre roulait dans un espace que nul regard ne transperçait, et perdue sur sa surface immense, au milieu de l’éther aveugle, j’étais seule.
    28. Le scepticisme paternel m’avait ouvert la voie ; je ne m’engageais pas en solitaire dans une aventure hasardeuse.
    29. au contraire, je m’aperçus qu’il n’intervenait plus dans ma vie et j’en conclus qu’il avait cessé d’exister pour moi.Je devais fatalement en arriver à cette liquidation. J’étais trop extrémiste pour vivre sous l’œil de Dieu en disant au siècle à la fois oui et non. D’autre part, j’aurais répugné à sauter avec mauvaise foi du profane au sacré et à affirmer Dieu tout en vivant sans lui. Je ne concevais pas d’accommodements avec le ciel. Si peu qu’on lui refusât, c’était trop si Dieu existait ; si peu qu’on lui accordât, c’était trop s’il n’existait pas.
    30. Mon père ne croyait pas ; les plus grands écrivains, les meilleurs penseurs partageaient son scepticisme ; dans l’ensemble, c’était surtout les femmes qui allaient à l’église ; je commençais à trouver paradoxal et troublant que la vérité fût leur privilège alors que les hommes, sans discussion possible, leur étaient supérieurs.
    31. Moi j’avais parlé comme un perroquet et je ne trouvais pas en moi le moindre répondant.
    32. L’élite se définissait selon lui par l’intelligence, la culture, une orthographe correcte, une bonne éducation, des idées saines. Je le suivais facilement quand il objectait au suffrage universel la sottise et l’ignorance de la majorité des électeurs : seuls les gens « éclairés » auraient dû avoir voix au chapitre. Je m’inclinais devant cette logique que complétait une vérité empirique : les « lumières » sont l’apanage de la bourgeoisie.

      savoir = pouvoir

    33. mais je renonçai de bonne heure à la monarchie

      idées politiques passent par lectures d'Histoire

    34. La bêtise : autrefois, nous la reprochions, ma sœur et moi, aux enfants qui nous ennuyaient ; maintenant nous en accusions beaucoup de grandes personnes, en particulier ces demoiselles. Les sermons onctueux, les rabâchages solennels, les grands mots, les simagrées, c’était de la bêtise ; il était bête d’attacher de l’importance à des broutilles, de s’entêter dans les usages et les coutumes, de préférer les lieux communs, les préjugés, à des évidences. Le comble de la bêtise, c’était de croire que nous gobions les vertueux mensonges qu’on nous débitait.
    35. Par le savoir ou le talent, des femmes s’étaient taillé leur place dans l’univers des hommes. Mais je m’impatientais de ce retard qu’on m’imposait.

      Elle voit déjà son émancipation à travers une vocation

    36. Il connaissait une quantité de poètes et d’écrivains dont j’ignorais tout ; avec lui entraient dans la maison les rumeurs d’un monde qui m’était fermé : comme j’aurais voulu y pénétrer ! Papa disait volontiers : « Simone a un cerveau d’homme. Simone est un homme. »
    37. À treize ans, il avait déjà des manières de jeune homme ; l’indépendance de sa vie, son autorité dans les discussions en faisaient un précoce adulte et je trouvais normal qu’il me traitât en petite cousine.
    38. Elle essayait de faire entrer mon acte dans le circuit des politesses adultes.

      émotion vs convenances

    39. À une vente de charité du cours Désir, une graphologue examina nos écritures ; celle de Zaza lui parut dénoter une précoce maturité, une sensibilité, une culture, des dons artistiques étonnants ; dans la mienne, elle ne décela que de l’infantilisme. J’acceptai ce verdict : oui, j’étais une élève appliquée, une enfant sage, sans plus.

      Zaza vs jeune fille rangée

    40. Nos mères lisaient notre correspondance : cette censure ne favorisait certes pas de libres effusions.
    41. j’osais mes émotions, mes rêves, mes désirs, et même certains mots. Mais je n’imaginais pas qu’on pût communiquer sincèrement avec autrui.
    42. mais Zaza s’aperçut vite que tous ces gens ne respectaient que l’argent et les dignités sociales. Cette hypocrisie la révolta ; elle s’en protégea par un parti pris de cynisme.
    43. Zaza exprimait, comme moi, son milieu. Mais au cours Désir et dans nos foyers, nous étions si étroitement astreintes aux préjugés et aux lieux communs que le moindre élan de sincérité, la plus minime invention surprenait.
    44. « Simone s’intéresse à tout. » Je me trouvais limitée par mon refus des limites.
    45. elle tournait en ridicule non seulement la plupart des gens, mais aussi les coutumes établies et les idées reçues
    46. je me distrayais, je m’instruisais ; mes parents voulaient mon bien : je ne les contrecarrais pas puisque mes lectures ne me faisaient pas de mal. Cependant, une fois rendu public, mon acte fût devenu criminel.
    47. Depuis longtemps je me permettais de bénignes désobéissances ; ma mère me défendait de manger entre les repas ; à la campagne, j’emportais chaque après-midi dans mon tablier une douzaine de pommes : nul malaise ne m’avait jamais punie de mes excès.
    48. J’avais l’habitude de surveiller mon langage : je redoublai de prudence. Je franchis un pas de plus. Puisque je n’avouais pas tout, pourquoi ne pas oser des actes inavouables ? J’appris la clandestinité.

      début de transgression de l'interdit

    49. Mes lectures étaient contrôlées avec la même rigueur qu’autrefois ; en dehors de la littérature spécialement destinée à l’enfance ou expurgée à son intention, on ne me mettait entre les mains qu’un très petit nombre d’ouvrages choisis 
    50. Par la suite, et peut-être en partie à cause de cet incident, je n’accordai plus à mon père une infaillibilité absolue.
    51. Plus sa vie devenait ingrate, plus la supériorité de mon père m’aveuglait ; elle ne dépendait ni de la fortune ni du succès, aussi je me persuadais qu’il les avait délibérément négligés ; cela ne m’empêchait pas de le plaindre : je le pensais méconnu, incompris, victime d’obscurs cataclysmes.
    52. ’avais perdu la sécurité de l’enfance ; en échange je n’avais rien gagné. L’autorité de mes parents n’avait pas fléchi et comme mon esprit critique s’éveillait, je la supportais de plus en plus impatiemment. Visites, déjeuners de famille, toutes ces corvées que mes parents tenaient pour obligatoires, je n’en voyais pas l’utilité. Les réponses : « Ça se doit. Ça ne se fait pas »
    53. Bien mieux que le jeune Laurie, cet homme supérieur, survenant du dehors dans l’histoire de Joe, incarnait le Juge suprême par qui je rêvais d’être un jour reconnue

      Sartre?

    54. plaquée sur une poitrine qui n’avait plus rien d’enfantin, la soulignait avec indécence.

      corps à cacher

    55. En revanche, quand le soir nous eûmes retrouvé mon père rue de Rennes, il fit en plaisantant une allusion à mon état : je me consumai de honte.
    56. Zaza, vêtue de taffetas bleu, joua un morceau que sa mère jugeait trop difficile pour elle et dont elle massacrait d’ordinaire quelques mesures ; cette fois, elle les exécuta sans faute et, jetant à Mme Mabille un regard triomphant, elle lui tira la langue.

      Autre personnage qui semble inspirer la révolte : Zaza.

    57. Je devins à mes propres yeux un personnage de roman.

      C'est un peu le cas à travers l'écriture de ses mémoires

    58. Je m’identifiai passionnément à Joe, l’intellectuelle. Brusque, anguleuse, Joe se perchait, pour lire, au faîte des arbres, elle était bien plus garçonnière et plus hardie que moi ; mais je partageais son horreur de la couture et du ménage, son amour des livres. Elle écrivait : pour l’imiter je renouai avec mon passé et composai deux ou trois nouvelles.

      vocation d'écrivaine à travers Little Women

    59. Ma mère n’avait parlé qu’à notre instigation, sommairement, sans nous expliquer le mariage. Les faits physiologiques relèvent de la science comme la rotation de la Terre : qu’est-ce qui l’empêchait de nous en informer aussi simplement ? D’autre part, si les livres défendus ne contenaient, comme l’avait suggéré ma cousine, que de cocasses indécences, d’où tiraient-ils leur venin ? Je ne me posais pas explicitement ces questions, mais elles me tourmentaient. Il fallait que le corps fût en soi un objet dangereux pour que toute allusion, austère ou frivole, à son existence, semblât périlleuse.

      Beauvoir se questionne sur la légitimité du tabou du corps de la femme ainsi que de la dangerosité de contenus de certains livres.

    60. Ses propos ne commencèrent à m’intéresser que lorsqu’elle me renseigna sur la façon dont naissent les enfants ; le recours à la volonté divine ne me satisfaisait plus car je savais que, les miracles mis à part, Dieu opère toujours à travers des causalités naturelles : ce qui se passe sur terre exige une explication terrestre. Magdeleine confirma mes soupçons : les bébés [Page 113]se forment dans les entrailles de leur mère ; quelques jours plus tôt, en ouvrant une lapine, la cuisinière avait trouvé à l’intérieur six petits lapereaux. Quand une femme attend un enfant, on dit qu’elle est enceinte et son ventre se gonfle. Magdeleine ne nous donna guère d’autres détails. Elle enchaîna, en m’annonçant que d’ici un an ou deux des choses se passeraient dans mon corps ; j’aurais des « pertes blanches » et puis je saignerais chaque mois et il me faudrait porter entre les cuisses des espèces de bandages. Je demandai si on appelait cet épanchement « pertes rouges », et ma sœur s’inquiéta de savoir comment on s’arrangeait avec ces pansements : comment faisait-on pour uriner ? La question agaça Magdeleine ; elle dit que nous étions des sottes, haussa les épaules, et s’en alla nourrir ses poules. Peut-être mesura-t-elle notre puérilité et nous jugea-t-elle indignes d’une initiation plus poussée. Je restai confondue d’étonnement : j’avais imaginé que les secrets gardés par les adultes étaient d’une bien plus haute importance.

      le "grand" secret dévoilé

    61. Un jour, sans préméditation, entre deux parties de croquet, je lui demandai de quoi il s’agissait dans les livres défendus ; je n’avais pas l’intention de m’en faire révéler le contenu ; je voulais simplement comprendre pour quelles raisons ils étaient prohibés.
    62. Pendant la retraite qui précéda ma communion solennelle, le prédicateur, pour nous mettre en garde contre les tentations de la curiosité, nous raconta une histoire qui exaspéra la mienne.

      curiosité vue comme un pêché

    63. secret. Maman surgit derrière moi. « Que fais-tu ? » Je balbutiai. « Il ne faut pas ! dit-elle, il ne faut jamais toucher aux livres qui ne sont pas pour toi. » Sa voix suppliait et il y avait [Page 110]sur son visage une inquiétude plus convaincante qu’un reproche : entre les pages de Cosmopolis, un grand danger me guettait.
    64. dans La Guerre des Mondes de Wells, je trouvai ainsi un chapitre condamné. Je n’ôtais jamais les épingles, mais je me demandais souvent : de quoi est-il question ? C’était étrange. Les adultes parlaient librement devant moi ; je circulais dans le monde sans y rencontrer d’obstacle ; pourtant dans cette transparence quelque chose se cachait ; quoi ? où ? en vain mon regard fouillait l’horizon, cherchant à repérer la zone occulte qu’aucun écran ne masquait et qui demeurait cependant invisible.

      savoir privilégié aux adultes

    65. je liais alors l’indécence aux basses fonctions du corps ; j’appris ensuite qu’il participait tout entier à leur grossièreté : il fallait le cacher ; laisser voir ses dessous ou sa peau — sauf en quelques zones bien définies — c’était une incongruité. Certains détails vestimentaires, certaines attitudes étaient aussi répréhensibles qu’une indiscrète exhibition. Ces interdits visaient particulièrement l’espèce féminine
    66. Il y avait un mot qui revenait souvent dans la bouche des adultes : c’est inconvenant.
    67. Grand-père descendait vers midi, le menton rasé de frais entre ses favoris blancs. Il lisait L’Écho de Paris

      Lecture de journaux réservée aux hommes ?

    68. Le premier de mes bonheurs, c’était, au petit matin, de surprendre le réveil des prairies ; un livre à la main, je quittais la maison endormie, je poussais la barrière ; impossible de m’asseoir dans l’herbe embuée de gelée blanche ; je marchais sur l’avenue, le long du pré planté d’arbres choisis que grand-père appelait « le parc paysagé » ; je lisais, à petits pas,
    69. l’immensité des horizons qui s’ouvraient à ma curiosité. Je les explorais sans recours
    70. Quel réconfort de le savoir là ! On m’avait dit qu’il chérissait chacune de ses créatures comme si elle avait été unique ; pas un instant son regard ne m’abandonnait, et tous les autres étaient exclus de notre tête-à-tête ; je les effaçais, il n’y avait au monde que Lui et moi, et je me sentais nécessaire à sa gloire : mon existence avait un prix infini. Il n’en laissait rien échapper : plus définitivement que sur les registres de ces demoiselles, mes actes, mes pensées, mes mérites s’inscrivaient en lui pour l’éternité ; mes défaillances aussi, évidemment, mais si bien lavées par mon repentir et par sa bonté qu’elles brillaient autant que mes vertus.

      Religion a grande importance pour son existence.

    71. Le soir, à la maison, ma mère respectait mon silencieux recueillement. Je notais sur [Page 99]un carnet les effusions de mon âme et des résolutions de sainteté. Je souhaitais ardemment me rapprocher de Dieu,

      écrit pour se rapprocher de Dieu

    72. J’avais lu, en marge des Évangiles, de troublants romans dont il était le héros

      religion liée à fiction

    73. Mais je n’aimais pas moins nos soirées quotidiennes dans le bureau calfeutré ; mon père nous lisait Le Voyage de M. Perrichon, ou bien nous lisions, côte à côte, chacun pour soi. Je regardais mes parents, ma sœur, et j’avais chaud au cœur. « Nous quatre ! » me disais-je avec ravissement. Et je pensais : « Que nous sommes heureux ! »
    74. Mais cet après-midi, ce qui me transporta, ce fut bien moins la représentation que mon tête-à-tête avec mon père ; assister, seule [Page 95]avec lui, à un spectacle qu’il avait choisi pour moi, cela créait entre nous une telle complicité que, pendant quelques heures, j’eus l’impression grisante qu’il n’appartenait qu’à moi.
    75. Au fond, je pensais que la vérité d’une sonate était sur la portée, immuable, éternelle, comme celle de Macbeth dans le livre imprimé. Créer, c’était une autre affaire. J’admirais qu’on fît surgir dans le monde quelque chose de réel et de neuf. Je ne pouvais m’y essayer qu’en un seul domaine : la littérature.
    76. Dès que j’avais su réfléchir, je m’étais découvert un pouvoir infini, et de dérisoires limites.

      pensée comme pouvoir

    77. Dans tous les domaines, autant j’étais avide de m’instruire, autant je trouvais fastidieux d’exécuter.
    78. pourquoi suis-je ici ? Assise devant le bureau de papa, traduisant un texte anglais ou recopiant une rédaction, j’occupais ma place sur terre et je faisais ce qui devait être fait.

      nécessité

    79. Je pris un plaisir tout particulier à ces classes, solennelles comme des cours publics, intimes comme des leçons privées.

      amour pour le savoir

    80. En tout cas l’accent outragé de mon père, le visage scandalisé de ma mère, me confirmèrent qu’il ne faut pas se hâter de formuler à voix haute toutes les paroles inquiètes qu’on se chuchote tout bas.

      tabous

    81. J’avais besoin d’être prise dans des cadres dont la rigueur justifiait mon existenc

      nécessité

    82. la gloire et le bonheur qu’à travers de douloureuses épreuves infligées par les mâles

      martyr

    83. Les livres me rassuraient : ils parlaient et ne dissimulaient rien ; en mon absence, ils se taisaient ; je les ouvrais, et alors ils disaient exactement ce qu’ils disaient

      Similaire à Sartre Les Mots

    84. Simone est plus réfléchie, mais Poupette est si caressante… 

      Raison vs émotion

    85. Ces menues victoires m’encouragèrent à ne pas considérer comme insurmontables les règles, les rites, la routine ; elles sont à la racine d’un certain optimisme qui devait survivre à tous les dressages.

      Ici de Beauvoir semble expliquer son audace futur.

    86. Tante Alice ne me crut pas. Tante Lili [Page 19]me défendit avec feu. Elle était la déléguée de mes parents, mon seul juge ; tante Alice, avec son vieux visage moucheté, s’apparentait aux vilaines fées qui persécutent les enfants ; j’assistai complaisamment au combat que les forces du bien livraient à mon profit contre l’erreur et l’injustice.

      Comme pour Rousseau, la découverte de l'injustice est restée marquée.

    87. Je tenais particulièrement à les intéresser : je bêtifiais, je m’agitais, guettant le mot qui m’arracherait à mes limbes et qui me ferait exister dans leur monde à eux, pour [Page 16]de bon.

      Ce passage me rappelle comment dans Les Mots de Sartre, étant enfant il jouait à un rôle en quelques sortes afin de plaire à sa famille.

    1. Ils sont restés à l’état d’idées. Ils sont venus demander à être, et ils ont été refusés.

      “I can never read all the books I want; I can never be all the people I want and live all the lives I want. I can never train myself in all the skills I want. And why do I want? I want to live and feel all the shades, tones and variations of mental and physical experience possible in my life. And I am horribly limited.” ― Sylvia Plath, The Unabridged Journals of Sylvia Plath

    2. Pas de géométrie sans la parole. Sans elle, les figures sont des accidents

      Paroles fixent le sens des figures

    3. l’image mathématique

      Me fait penser au nombre d'or, idée que la beauté est calculable.

    4. ce qui est véritablement beau, ce qui est laid

      dualité sans entre-deux

    5. Ilissus
  3. Oct 2019
    1. Je ne distingue plus le présent du futur

      Après l'espace, c'est maintenant le temps qui est flouté.

    2. Il ne vit pas, non, mais il n’est pas non plus inanimé.

      Un peu comme le narrateur lorsqu'il a la Nausée ?

    3. Voilà pour l’extérieur. Ce qui s’est passé en moi n’a pas laissé de traces claires. Il y avait quelque chose que j’ai vu et qui m’a dégoûté » mais je ne sais plus si je regardais la mer ou le galet. Le galet était plat, sec sur tout un côté, humide et boueux sur l’autre » Je le tenais par les bords, avec tes doigts très écartés, pour éviter de me salir.

      "forshadowing" ? Ici l'En-soi (texture de la boue) dégoute déjà le narrateur.