Dossier d'Information : Les Dynamiques de la Négociation de Paix selon Alberto Fergusson
Synthèse
Ce document de synthèse analyse les réflexions et les expériences d'Alberto Fergusson, un acteur clé du processus de paix colombien, qui allie une expertise en médecine, psychiatrie et psychanalyse à une pratique intensive des négociations.
Ses observations, issues de plus d'une décennie d'implication, notamment dans les pourparlers avec l'ELN, révèlent les dynamiques psychologiques et sociales complexes qui sous-tendent les processus de paix.
Les points à retenir sont les suivants :
• Le Paradoxe de l'Accord (Individu vs. Groupe) :
L'observation la plus frappante de Fergusson est qu'un accord est quasi systématiquement possible lors de discussions individuelles et privées avec les membres de la partie adverse, y compris les dirigeants.
Cependant, cet accord devient impossible à atteindre une fois que les discussions retournent à la table de négociation formelle, avec ses dynamiques de groupe et ses impératifs de représentation.
• L'Importance Capitale des Canaux Parallèles ("Back Channels") : Contrairement à l'idée reçue, la majorité des décisions cruciales ne sont pas prises lors des sessions officielles, mais dans le cadre de discussions informelles et de réunions secrètes.
La maîtrise de ces canaux parallèles est un art qui requiert l'identification des bons interlocuteurs et la gestion précise du format et de la durée des échanges.
• L'Application de la Psychopathologie à la Négociation : Fergusson tire ses principaux outils d'analyse de son travail avec des sans-abri atteints de maladies mentales graves.
Il postule que les mécanismes de défense et les perturbations émotionnelles observées dans la "folie" éclairent les comportements, parfois irrationnels, des acteurs dans des situations de haute tension comme les négociations de paix.
• La Question Fondamentale sur l'Impact Réel des Négociations : Fergusson s'interroge de manière critique sur la capacité des négociations à modifier durablement les processus sociaux.
Il se demande si les accords de paix réussis sont le fruit d'une habileté de négociation ou s'ils ne font que formaliser une évolution déjà inéluctable des dynamiques sociales, soulevant le risque de parvenir à des accords "artificiels" et prématurés.
Contexte et Objectifs du Chercheur
Alberto Fergusson, fort d'une formation en médecine, psychiatrie et psychanalyse, a consacré une part importante de sa carrière à des activités psychosociales.
Son travail initial auprès de sans-abri atteints de schizophrénie en Colombie lui a permis de développer un modèle, l'"auto-analyse accompagnée", pour comprendre et accompagner les personnes souffrant de troubles émotionnels sévères.
Depuis près de vingt ans, il applique les connaissances acquises dans ce domaine au processus de paix colombien.
Il a été directement impliqué dans les pourparlers, notamment en tant que membre de la délégation gouvernementale du président Santos lors des discussions avec l'ELN en Équateur et à Cuba.
Il a également été membre de la Commission de la Vérité en Colombie.
Actuellement professeur à l'Université du Rosaire, il consacre un mois à l'IEA de Paris (en mode virtuel) pour organiser, synthétiser et repenser une décennie d'expériences.
Ce travail de réflexion est crucial car il s'apprête à réintégrer le processus de paix colombien avec une perspective académique, visant à analyser la situation d'un point de vue plus large et moins partisan.
Thèmes Centraux et Observations Clés
De la "Folie" à la "Normalité" : Une Approche Inversée
Fergusson qualifie son approche de "confession" : il reconnaît que l'essentiel de sa compréhension des processus de négociation provient de son expérience avec des personnes atteintes de maladies mentales graves.
Sa présentation est intitulée "La normalité à la lumière de la folie" (Normality in the light of Madness), signifiant que les mécanismes psychologiques extrêmes observés chez ses patients offrent une grille de lecture pertinente pour les dynamiques apparemment "normales" des négociations politiques.
Le Paradoxe de l'Accord : Individu contre Groupe
L'observation la plus puissante et la plus récurrente de Fergusson est la dichotomie radicale entre les interactions individuelles et les dynamiques de groupe.
• En tête-à-tête : Fergusson affirme que, sans exception, lors de conversations approfondies et individuelles avec n'importe quel membre de la partie adverse (y compris les plus hauts dirigeants de l'ELN), il a toujours été possible de parvenir à un consensus.
Il déclare : "nous aurions toujours pu signer l'accord individuellement, en tête-à-tête."
• À la table de négociation : Dès que la discussion est portée à la table formelle, où les dynamiques de groupe, les hiérarchies (nécessité d'obtenir l'approbation du leader suprême, comme "Gabino" pour l'ELN) et les pressions de représentation entrent en jeu, l'accord devient compliqué, voire impossible.
Ce paradoxe constitue le cœur de son questionnement actuel : pourquoi ce qui est mutuellement acceptable en privé devient-il inacceptable en public ?
L'Irrationalité Apparente : Agir Contre Ses Propres Intérêts
Une autre observation centrale est que, dans le cadre des négociations, les individus et les groupes adoptent fréquemment des positions qui vont manifestement à l'encontre de leurs propres intérêts, ou du moins partiellement.
Fergusson cherche à dépasser la simple explication des "facteurs émotionnels et psychologiques" pour analyser en détail les mécanismes qui conduisent à ces décisions contre-productives.
Le Rôle Crucial des Canaux de Négociation Parallèles ("Back Channels")
Fergusson affirme sans équivoque que la plupart des décisions importantes ne sont pas prises à la table officielle de négociation.
• Lieu de décision réel : Les véritables avancées se produisent lors de réunions informelles, en marge des sessions officielles.
• L'art du "Back Channel" : Le succès de ces canaux parallèles dépend d'une stratégie fine :
1. Identifier l'interlocuteur clé : Il faut savoir repérer la personne de l'autre camp avec qui un accord de principe peut être trouvé.
2. Rassembler les décideurs : Dans un exemple réussi, Fergusson et son homologue de l'ELN, après s'être mis d'accord, ont organisé une réunion privée entre leurs deux dirigeants respectifs pour leur présenter leur solution commune.
Ce fut le moment où les négociations ont le plus progressé.
3. Maîtriser la durée : La longueur d'une réunion est un facteur critique. Fergusson note que si des êtres humains continuent de parler après avoir trouvé un accord, ils finiront par trouver un désaccord.
Savoir quand s'arrêter est essentiel.
La Question Fondamentale : Négociation et Évolution Sociale
La principale question de recherche de Fergusson, qu'il explore durant sa résidence, est la suivante :
"Jusqu'à quel point peut-on changer les processus sociaux par le biais des négociations ?"
Il illustre ce dilemme avec une analogie : celle d'une personne qui, toute la nuit, pousse de toutes ses forces pour faire venir le soleil et qui, à 6 heures du matin, lorsque le soleil se lève, s'écrie : "J'ai réussi !".
• Négociateur : Agent du changement ou simple facilitateur ?
Les négociateurs sont-ils les artisans d'un accord, ou leur intervention se contente-t-elle de faciliter ou d'accélérer une trajectoire que les dynamiques sociales et les conflits auraient de toute façon suivie ?
• Le risque des "lois sociales naturelles" : Il se demande si les négociateurs, en tentant de forcer un accord, ne vont pas à l'encontre des "lois sociales naturelles", créant ainsi des arrangements artificiels et prématurés.
• Le critère du succès : Pour Fergusson, un accord réussi n'est pas celui qui tient six mois ou deux ans.
Sa question porte sur les accords de paix durables et leur véritable origine : l'habileté des négociateurs ou l'évolution inéluctable de la société.
Perspectives Issues de la Discussion
Les échanges avec les autres chercheurs ont enrichi et précisé plusieurs points :
• Légitimer le Changement de Position sans "Perdre la Face" :
◦ Un participant a suggéré que le rôle du négociateur est de créer un cadre où les parties peuvent légitimement changer de position sans "perdre la face".
◦ Cette idée est illustrée par une expérience de dégustation de vin : des dégustateurs ont radicalement changé leur évaluation d'un vin après avoir vu l'étiquette, mais n'ont jamais admis avoir changé d'avis.
Ils ont prétendu que c'était le vin qui avait "changé" (il s'était "ouvert").
◦ Leçon pour le négociateur : Il ne s'agit pas de convaincre l'autre partie de changer d'avis, mais de présenter la situation différemment (par exemple, en invoquant de "nouveaux événements" ou de "nouveaux aspects") afin que l'adoption d'une nouvelle position apparaisse comme une réponse logique à un contexte modifié, et non comme une capitulation.
• L'Équilibre entre Secret et Public :
◦ Même les processus de paix qui semblent secrets, comme celui avec les FARC, sont en réalité un mélange complexe d'échanges publics et de canaux parallèles.
◦ Fergusson confirme que l'accord final avec les FARC a été le résultat d'une "chaîne de canaux parallèles", souvent au grand dam des dirigeants qui n'apprécient pas ces manœuvres.