Former les Futurs Enseignants à une Approche Sensible de l'Espace : Synthèse et Analyse
Résumé
Ce document synthétise les arguments clés d'une recherche sur la nécessité de former les futurs enseignants à une approche sensible, incarnée et interdisciplinaire de l'espace.
La thèse centrale est que l'éducation scolaire, qui a historiquement cherché à neutraliser et contraindre le corps des élèves, doit évoluer pour faire de ce dernier un outil fondamental d'apprentissage et de compréhension de l'environnement proche.
En créant un pont entre l'architecture et la géographie, deux disciplines qui partagent un intérêt pour l'espace vécu mais restent peu intégrées dans les cursus, il est possible de développer une pédagogie plus riche et émancipatrice.
Une expérimentation menée à l'INSPÉ de Bordeaux auprès de futurs enseignants a servi de cas d'étude.
En mobilisant des dispositifs comme le "parcours augmenté" ou la "carte mentale", l'étude a révélé une tendance des participants à privilégier des représentations conceptuelles et objectives de l'espace (vue de dessus, absence de corps), conformes aux normes scolaires traditionnelles.
Ce constat démontre l'urgence de former les enseignants à dépasser l'approche purement cartographique pour intégrer la dimension vécue, sensorielle et émotionnelle.
La conclusion préconise l'intégration de modules de formation basés sur l'expérience sensible, capables de croiser les disciplines et de donner aux élèves les moyens de devenir des acteurs conscients et engagés de leur environnement.
--------------------------------------------------------------------------------
1. Le Paradigme de l'Espace Scolaire : Corps et Pédagogie
L'analyse de l'espace scolaire révèle des tensions profondes entre les cadres physiques, les modèles pédagogiques et la place accordée au corps de l'élève.
1.1. Le Déterminisme Spatial en Question
Une idée reçue suggère que modifier l'espace d'apprentissage (mobilier, lieu) suffit à transformer la pédagogie.
Une expérimentation de terrain contredit ce "déterminisme spatial". Sur trois enseignants invités à faire classe dans la cour de récréation, deux ont répliqué leur modèle frontal et contrôlé, réorganisant les élèves en rangs.
Seul l'enseignant qui pratiquait déjà une pédagogie différenciée (en îlots) en classe a permis aux élèves une plus grande liberté corporelle.
• Constat : Le changement spatial ne garantit pas un changement pédagogique.
• Le Triptyque de Pascal Clerc : Cette observation illustre la persistance du modèle où "une classe qui fait classe dans une classe" se reproduit, même en extérieur.
• Nécessité d'accompagnement : Il est crucial de former et d'accompagner les enseignants pour qu'ils puissent exploiter différemment les potentiels pédagogiques des espaces, intérieurs comme extérieurs.
1.2. La Neutralisation du Corps à l'École
L'institution scolaire a historiquement cherché à neutraliser le corps des élèves, le contraignant par le mobilier et les règles.
Cette mise à l'écart du corps, relégué aux cours d'Éducation Physique et Sportive, entre en paradoxe avec l'ambition d'une éducation intégrale qui devrait englober les dimensions physique, sensible et intellectuelle.
• Le Corps comme Outil de Mesure et de Perception : L'expérience personnelle de la chercheuse, Maylis Leuret, en tant qu'étudiante en architecture, illustre comment le corps peut devenir un outil premier pour comprendre et représenter l'espace (mesurer avec ses pas, évaluer les proportions avec son regard).
• Corps, Intimité et Espace : Faire exister le corps en classe revient à aborder la question de l'intime et du rapport à soi et aux autres.
Des sujets comme l'éducation à la vie affective et relationnelle (EVARS) ou l'aménagement des toilettes scolaires sont des extensions de cette problématique, soulignant un rapport au corps souvent tabou ou négligé.
• Passer d'un Espace Subi à un Espace Habité : L'enjeu central de la recherche est de transformer l'espace scolaire d'un cadre subi en un lieu réellement habité par les élèves, porteur d'apprentissages et d'expériences.
2. Un Pont entre Architecture et Géographie
La recherche propose de créer un "rapport fécond" entre l'architecture et la géographie pour développer une éducation à l'espace plus complète, ancrée dans le vécu.
2.1. Des Notions et Enjeux Communs
Bien que relevant de champs académiques distincts, ces deux disciplines convergent sur plusieurs points :
• Notions partagées : Le corps, l'espace, l'habiter, l'environnement proche.
• Évolution commune : Elles intègrent de plus en plus la dimension du vécu, de l'expérience sensible et des appropriations pour analyser la manière dont les individus trouvent leur place sur un territoire.
2.2. Une Faible Intégration Curriculaire
Malgré leurs synergies potentielles, la relation entre géographie et architecture est faible dans les parcours de formation :
• La géographie occupe une place restreinte dans les 21 écoles d'architecture françaises.
• L'architecture n'est pas un objet d'étude explicite dans les programmes de géographie du primaire, du secondaire ou des licences universitaires.
2.3. Vers une "Géographie Expérientielle"
Un courant de la géographie scolaire, la "géographie expérientielle", promeut une approche alignée sur ces principes.
Portée par des chercheuses comme Sophie Gojal et Caroline Lingénère-Frésal, elle valorise une géographie ancrée dans l'expérience spatiale des élèves.
"La géographie expérientielle permet aux élèves de penser l'espace, de se penser dans l'espace et de faire le lien entre leur pratique spatiale et le cours de géographie." - Caroline Lingénère-Frésal (2020)
Cette approche mobilise des démarches actives comme les sorties de terrain, les jeux de rôle et les dispositifs sensibles pour rendre les enfants enquêteurs et acteurs de leur environnement.
3. L'Expérimentation de l'INSPÉ de Bordeaux : Méthodologie et Constats
Une séance de formation a été menée le 26 mars 2025 à l'INSPÉ de Bordeaux auprès de 11 étudiants en Master 2, en collaboration avec la géographe Julie Picard, pour tester l'impact de dispositifs sensibles.
3.1. Objectifs et Hypothèses
• Objectif : Analyser comment l'introduction de dispositifs interdisciplinaires et sensibles transforme le rapport des futurs enseignants à leur environnement proche.
• Hypothèse : Ces démarches, croisant architecture et géographie, diversifient les représentations de l'espace et constituent des outils pédagogiques transférables.
3.2. Dispositifs Pédagogiques Déployés
L'expérimentation s'est articulée autour de trois dispositifs principaux dans la cour de l'INSPÉ :
Dispositif
Description
Objectif
Parcours Commenté
Les participants s'enregistrent seuls (téléphone) en décrivant oralement ce qu'ils voient, observent et ressentent dans l'espace.
Verbaliser la perception, identifier les lieux emblématiques ou marquants.
Parcours Augmenté
Expérimentation de l'espace avec des sens altérés ou mis en avant (ex: guidé les yeux fermés, marcher pieds nus).
Solliciter des sens autres que la vue (toucher, ouïe) pour générer de nouvelles perceptions et émotions.
Parcours Iconographique
Prise de photographies représentant un lieu caractéristique, un endroit de bien-être ou de malaise.
Capturer une représentation subjective et visuelle du rapport à l'espace.
3.3. Analyse des Résultats : La Carte Mentale comme Révélateur
À l'issue des parcours, les participants devaient réaliser une carte mentale de l'INSPÉ de mémoire.
L'analyse de ces productions a révélé plusieurs tendances :
• Prédominance de la Vue de Dessus : Les représentations s'apparentaient majoritairement à des plans cartographiques, conformes aux normes scolaires.
• Injonction à l'Objectivité : Les cartes étaient souvent structurées, légendées et zonées, dans une quête de clarté et d'objectivité.
• Absence quasi totale du Vivant : Les participants ne se sont pas représentés, ni n'ont représenté les autres. Les corps étaient absents, une distance étant mise avec l'expérience vécue.
Les participants ont justifié cela par le mouvement constant des corps, difficile à "fixer" sur une carte.
• Freins à la Représentation : Une difficulté à "bien dessiner" et l'absence de modèle ont freiné l'expressivité.
3.4. Analyse des Perceptions Sensorielles
L'analyse des retours a montré que les expériences de déambulation ont principalement sollicité trois sens :
• La vue : Omniprésente et indispensable à l'orientation.
• L'ouïe : Devenue dominante lorsque la vue était réduite, souvent associée à des sons apaisants (chant des oiseaux).
• Le toucher : Émergeant dans des situations spécifiques (marche pieds nus), provoquant des ressentis variés (curiosité, inconfort, fraîcheur, humidité, dégoût).
Le fait d'être dehors a été majoritairement ressenti comme positif, renforçant le bien-être (calme, relaxation).
4. Conclusions et Recommandations pour la Formation
L'ensemble de cette démarche souligne l'importance de former les enseignants à une éducation à l'espace qui dépasse le cadre conceptuel pour intégrer le corps et le sensible.
4.1. Vers une Application Pédagogique Concrète
L'utilisation de ces dispositifs avec des élèves nécessite un cadrage précis pour être efficace. Interrogée sur la possibilité de faire dessiner aux élèves leur "école idéale", Maylis Leuret met en garde contre une consigne trop ouverte qui mène souvent à des imaginaires stéréotypés (piscine, dromadaires) sans portée concrète.
Pour viser une amélioration réelle du cadre de vie, l'enjeu doit être précis et s'appuyer sur un récit commun construit à partir de l'expérience quotidienne.
4.2. La Nécessité d'une Pédagogie Interdisciplinaire
Une approche sensible de l'espace constitue un levier puissant pour l'interdisciplinarité, permettant de croiser de multiples compétences et domaines :
• Géographie et Mathématiques : Relation à l'environnement, structuration de l'espace.
• Français et Arts Plastiques : Mise en récit, représentation sensible.
• Éducation Physique et Sportive : Balade sensible, mesure de l'espace par le corps.
4.3. Propositions pour la Formation des Enseignants
Malgré un cadrage institutionnel qui tend à prioriser le français et les mathématiques, il est essentiel d'intégrer cette dimension dans la formation :
• Intégrer des modules dédiés aux méthodes de recherche ancrées dans l'expérience sensible au sein des maquettes de formation des INSPÉ.
• Organiser des sessions pratiques : balades sensibles, parcours augmentés, ateliers utilisant la carte, la photo, le son ou la maquette.
• Renforcer la coordination institutionnelle et valoriser les liens entre la géographie expérientielle et les pratiques d'atelier de projet des écoles d'architecture.
En définitive, faire place au corps dans l'enseignement de l'espace ouvre la voie à une éducation plus émancipatrice, attentive aux vécus et capable de former des citoyens plus conscients des enjeux liés à leur environnement.