Document de synthèse : Les inégalités sociales et la santé sexuelle - L'exemple de l'avortement en France et dans le monde
- Ce document de synthèse s'appuie sur la séance 2 du cours de Nathalie Bajos, "La production sociale des inégalités de santé", qui aborde les enjeux de sexualité et de santé sexuelle, en se concentrant sur l'exemple de l'avortement.
Il vise à explorer les déterminants sociaux des pratiques liées à l'avortement, ses implications pour la santé des femmes, et les défis contemporains, notamment en France.
I. L'avortement dans le monde : Une réalité universelle face à des législations hétérogènes
La légalisation de l'avortement ne supprime pas sa pratique ; elle en modifie les conditions, avec des conséquences directes sur la santé des femmes.
Légalisation et accès :
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La carte de 2024 montre une grande variabilité des conditions d'accès à l'avortement dans le monde. La majorité de l'Europe, l'Australie, le Canada et l'Argentine l'autorisent "sur demande" (vert clair), mais cette notion est complexe et sujette à l'appréciation des professionnels de santé, révélant des rapports de pouvoir.
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Dans d'autres régions, l'avortement est limité à la protection de la vie de la mère (rouge, ex : Brésil), ou totalement interdit.
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Le cas des États-Unis (révocation de Roe v. Wade en juin 2022) illustre la fragilité des droits acquis, avec des États qui restreignent rapidement l'accès. Une étude a montré une augmentation de 7% des taux de mortalité infantile dans les mois suivant la révocation, principalement due à des anomalies congénitales qui auraient été précédemment interrompues.
L'avortement malgré l'interdiction :
- "Que l'avortement soit autorisé ou non, de toute façon les femmes y ont recours." Les restrictions n'empêchent pas les avortements, mais les forcent à être pratiqués dans des conditions sanitaires problématiques, entraînant une morbidité et une mortalité élevées.
- Les données de l'Institut Allen Gutmacher (New York) confirment cette tendance : les taux d'avortement ne varient pas significativement entre les pays où il est autorisé, restreint ou interdit. Par exemple, même quand il est interdit, le taux de recours est de 39%.
- Sous-déclaration : Les chiffres concernant l'avortement, surtout dans les pays où il est illégal, sont sous-déclarés, rendant les estimations minimales.
Conséquences sanitaires des avortements non sécurisés :
- L'OMS estime à plus de 60 millions d'avortements réalisés chaque année, dont près d'un sur deux n'est pas réalisé dans des conditions sanitaires satisfaisantes (soit au moins 35 millions).
- Parmi ces avortements non sécurisés, un tiers sont réalisés par des personnes non formées utilisant des méthodes dangereuses (ex: aiguilles à tricoter), entraînant des perforations utérines et des décès.
- Entre 5 et 13% des décès maternels sont attribués à des avortements non sécurisés.
- Environ 7 millions de femmes sont hospitalisées chaque année pour des complications liées à un avortement non sécurisé.
- L'interdiction de l'avortement est directement associée à des dizaines de milliers de problèmes de santé graves et à des décès de femmes.
II. L'avortement en France : Un droit constitutionnalisé mais toujours sous tension
En France, malgré la constitutionnalisation de la "liberté garantie" d'avorter le 28 février 2024 (suite à la loi Veil de 1975 et ses extensions), l'avortement reste un enjeu de santé publique et social.
- Un processus en plusieurs étapes : Pour comprendre le recours à l'avortement, il est nécessaire de décomposer le processus :
- Activité sexuelle sans intention de fécondité.
- Absence ou échec de contraception.
- Décision d'interrompre ou de poursuivre la grossesse.
- Accès aux soins pour l'IVG.
- Évolution de l'activité sexuelle et de la contraception :
- L'activité sexuelle est plus fréquente et diversifiée aujourd'hui, avec un recul de l'âge de la première maternité, augmentant le nombre d'épisodes potentiellement concernés par une grossesse non prévue.
- Le paysage contraceptif est en pleine évolution et pose problème :
- Augmentation des femmes sans contraception : En 2023, près de 9% des femmes n'utilisent aucune méthode contraceptive, une proportion plus élevée chez les femmes immigrées et celles en bas de l'échelle sociale.
- Déclin de la pilule : L'utilisation de la pilule a chuté de 56,4% en 2000 à moins de 50% en 2010, s'accélérant après la crise des pilules de 3ème et 4ème générations en 2012. Ce déclin est lié à une défiance générale envers les produits hormonaux et un mouvement vers des méthodes "plus naturelles" mais moins efficaces.
- Réticence à la stérilisation et au stérilet : La stérilisation reste très faible en France par rapport à d'autres pays. Le stérilet (DIU), bien que promu par l'OMS comme méthode de première intention, a longtemps été prescrit avec réticence aux femmes nullipares en France, par crainte infondée de risques pour la fertilité. Il y a eu une "norme contraceptive française qui interdit la stérilisation" et stigmatise l'accès au stérilet pour les jeunes femmes.
- Les méthodes de longue durée (DIU, implant) ont augmenté, mais des inégalités subsistent : l'implant est plus souvent prescrit aux femmes étrangères, reflétant des représentations stéréotypées des professionnels de santé sur leur capacité à gérer une contraception quotidienne.
Augmentation des grossesses non souhaitées et des IVG : * La baisse de l'efficacité globale de la couverture contraceptive s'accompagne d'une augmentation du nombre de grossesses non souhaitées entre 2016 et 2023. * La France observe une augmentation des taux d'avortement depuis 2015 (particulièrement chez les 20-24 ans, mais présente dans toutes les tranches d'âge). * Le "paradoxe contraceptif" : Jusqu'à récemment, malgré une baisse des grossesses non prévues au niveau mondial (grâce à une meilleure contraception), les taux d'avortement sont restés stables. Cela s'explique par le fait qu'en cas de grossesse non prévue, les femmes l'interrompent plus facilement. Cependant, la tendance actuelle en France est à l'augmentation des grossesses non prévues en raison d'une moins bonne couverture contraceptive.
III. La norme procréative et la décision d'avorter
Le recours à l'IVG est profondément ancré dans des normes sociales, notamment la "norme procréative" et la "norme contraceptive".
- La norme procréative : Elle dicte les "bonnes conditions" pour avoir des enfants (âge, nombre, stabilité relationnelle et financière). L'IVG est souvent un moyen de s'y conformer. "Le recours à l'IVG c'est une façon de respecter la norme procréative."
- Évolution des représentations de la maternité :En 2023, une majorité de personnes (hommes et femmes) considèrent qu'une femme peut réussir sa vie sans avoir d'enfant.
- Cette perception a connu une "évolution absolument spectaculaire" : en 2006, 28% des femmes pensaient qu'elles pouvaient réussir leur vie sans enfant, contre plus de 80% en 2023. Cette évolution est particulièrement marquée chez les jeunes générations et reflète un recul de la norme hétérosexuelle et une diversification de la sexualité.
- La décision d'avorter est socialement construite :Le choix de poursuivre ou d'interrompre une grossesse est fortement influencé par le milieu social. Par exemple, une jeune femme issue d'un milieu favorisé en prépa à Paris aura plus souvent recours à l'IVG pour préserver une trajectoire professionnelle brillante.
- À l'inverse, une jeune femme du même âge issue d'une zone défavorisée pourrait choisir de poursuivre la grossesse, car la maternité peut lui procurer un statut social que ses études ne lui apporteraient pas. "Ces études ne l'amèneront nulle part et ne lui permettront pas d'acquérir un statut social via une position professionnelle intéressante." La "bonne" décision varie selon les attentes sociales et les opportunités offertes par le milieu.
IV. La pratique de l'avortement et la culpabilité des femmes
Malgré la légalisation, l'avortement reste un acte médicalement et socialement complexe, qui génère encore de la culpabilité.
- Évolution des représentations de l'IVG :
- La perception selon laquelle il "ne devrait presque plus y avoir d'interruption volontaire de grossesse aujourd'hui" a fortement diminué entre 2010 et 2023. Aujourd'hui, plus de 50% des femmes de 18-24 ans considèrent que les IVG sont inévitables.
- Cependant, les hommes montrent moins de changement dans leurs représentations.
- Émotions ressenties après l'IVG :
- Les femmes ressentent un "soulagement extrêmement élevé" après l'IVG, mais également une "culpabilité qui reste très forte". Près de 60% des jeunes femmes ressentent de la culpabilité, un taux encore plus élevé chez les 35-44 ans.
- Les hommes semblent moins affectés par la culpabilité, notamment chez les plus jeunes.
- Culpabilisation par les professionnels de santé :
- Une femme sur cinq (20%) âgée de 20-24 ans déclare avoir entendu des "propos culpabilisants" de la part de professionnels de santé au moment de l'IVG.
- Les IVG ne sont pas toutes jugées "légitimes" de la même manière par les professionnels : une IVG suite à un échec de stérilet est mieux perçue qu'une deuxième IVG ou une IVG en l'absence de contraception, qui peuvent être stigmatisées.
- Le fait que l'avortement reste un "droit qui n'est pas comme les autres" est symboliquement lié à la persistance d'une "clause de conscience superfétatoire" pour les professionnels de santé, spécifique à l'IVG et à la stérilisation, bien qu'une clause de conscience générale existe déjà. Cette spécificité envoie un message symbolique fort.
- Enjeux contemporains de l'avortement en France :
- Peu gratifiant professionnellement : L'avortement est un acte "peu gratifiant professionnellement", ne favorisant pas les carrières médicales (contrairement à la PMA).
- Problème de démographie médicale : Moins de médecins s'engagent dans cette pratique, en partie par manque de "conscience politique" chez les jeunes générations.
- Difficultés d'accès : Persistance de problèmes d'accès, notamment dans les "déserts médicaux", affectant la rapidité et la qualité de la prise en charge.
- Préférence pour l'IVG médicamenteuse : L'IVG médicamenteuse est de plus en plus privilégiée, parfois au détriment de l'IVG chirurgicale, limitant le choix des femmes et posant des problèmes en cas de retour à domicile difficile.
- Le poids du discours : Les mouvements anti-avortement ont évolué : ils ne diabolisent plus les femmes comme "criminelles" mais comme des "victimes" qui manquent de moyens matériels pour poursuivre leur grossesse. Ils promeuvent l'idée d'un "syndrome post-traumatique" lié à l'avortement, bien que la littérature scientifique prouve son inexistence.
- Persistance du stigmate : La phrase de Simone Veil, affirmant que l'avortement "était un drame et resterait toujours un drame", continue de peser. La stigmatisation de l'avortement est perçue comme un "rappel à l'ordre de genre", car les femmes qui avortent "dérogen" à leur rôle social reproductif.
Conclusion :
La compréhension du recours à l'avortement nécessite une analyse multidimensionnelle, intégrant les évolutions des pratiques sexuelles, des normes contraceptives et procréatives, et des interactions avec le système de santé.
Malgré les avancées législatives, notamment en France, la culpabilité et la stigmatisation persistent, soulignant la nécessité de continuer à travailler pour que les femmes puissent avorter "sans culpabilité" et que ce droit soit pleinement intégré comme un droit de santé à part entière.