Synthèse des Injustices Épistémiques en Santé
Cette table ronde aborde le concept d'injustice épistémique, le définissant comme des injustices dans le domaine de la connaissance, et explore comment ces injustices se manifestent spécifiquement dans le secteur de la santé.
Les intervenants soulignent le caractère systémique de ces injustices et leur rôle dans la perpétuation des inégalités sociales.
1. Qu'est-ce que l'Injustice Épistémique ?
Le terme "épistémique" désigne ce qui a trait à la connaissance. Ainsi, l'injustice épistémique est une injustice qui se produit dans le domaine de la connaissance.
Elle ne relève pas du hasard mais "reflète les intérêts de certains groupes sociaux par opposition à d'autres groupes sociaux qui auraient d'autres intérêts", entraînant "une surreprésentation des intérêts des groupes dominants et une sous-représentation des intérêts des groupes dominés".
Plus grave encore, ces inégalités ne sont pas qu'un reflet mais "contribuent également à les perpétuer et à les renforcer".
Les injustices épistémiques sont profondément ancrées dans des phénomènes sociaux structurants, notamment ceux qui organisent le monde social selon des relations de pouvoir, désavantageant ou marginalisant certains groupes.
Deux types principaux d'injustices épistémiques sont discutés :
Injustices testimoniales : Elles concernent la crédibilité accordée au discours d'une personne.
Un déficit de crédibilité systémique se produit lorsque "on appartient à un groupe social auquel sont associés des stéréotypes négatifs" (préjudices identitaires), ce qui affecte la perception de son discours.
Par exemple, les femmes sont souvent perçues comme plus émotives ou moins rationnelles, ce qui peut entraîner une minimisation de leurs symptômes médicaux ou de leur témoignage en justice.
Injustices herméneutiques : Elles désignent la marginalisation d'un sujet dans sa capacité à produire, recevoir ou s'inscrire dans un champ de connaissance.
Le sujet est "diminué dans sa capacité à recevoir de la connaissance à produire de la connaissance et de manière générale à s'inscrire dans un champ de production et de réception de connaissances".
Cela se traduit par une difficulté à "comprendre sa propre expérience", notamment face à la maladie.
Cependant, il est souligné que "au sein de petites communautés de petits groupes par exemple des groupes de paroles des groupes de réunion des groupes même familiaux que le sujet va être le plus à même de produire des connaissances vis-à-vis de son expérience."
Le concept d'injustice épistémique est présenté comme un "concept vivant extrêmement fertile" qui peut aider à comprendre l'expérience de la maladie et à "se mobiliser face à ça".
2. Exemples d'Injustices Épistémiques en Santé
Plusieurs exemples concrets sont fournis pour illustrer ces injustices :
L'Endométriose : Cette maladie, qui touche environ 10% des femmes, est un cas d'école. Les patientes atteintes d'endométriose subissent des injustices testimoniales et herméneutiques tout au long de leur parcours de soins.
Déficit de crédibilité : Les douleurs sont souvent "minimisées" ou attribuées à des "causes psychologiques" en raison de préjugés sexistes ("trop douillettes", "tendance à exagérer"). Cela conduit à un délai diagnostique moyen de 7 ans.
Impact sur la patiente : La patiente peut normaliser ses symptômes ou modifier son comportement (ex: mentir sur des symptômes psychologiques ou des violences sexuelles) pour ne pas perdre en crédibilité.
Manque de reconnaissance : L'absence de diagnostic spécifique empêche les patientes de "faire sens à partir de leur expérience" et de communiquer sur ce qu'elles vivent.
Conséquences systémiques : Le manque de recherche sur l'endométriose (qualifiée d' "undone science" car "l'ignorance qu'on a vis-à-vis de l'endométriose bah c'est le résultat de processus structurel culturel politique") est perpétué par la minimisation des témoignages.
Cela crée un cercle vicieux où "comme il y a pas de recherche sur cette maladie bah c'est une maladie qui est mal connue des médecins qui est mal comprise et du coup les patientes continuent à ne pas être diagnostiqué".
Scandales sanitaires : La découverte tardive de risques liés à certaines pilules progestatives (méningiomes) illustre comment des témoignages de patientes sur des effets secondaires ont pu être ignorés ou minimisés.
L'Amiante et les maladies professionnelles : Cet exemple met en lumière les stéréotypes de classe et la difficulté pour les ouvriers de faire entendre leur voix.
Asymétrie de pouvoir : La reconnaissance d'une maladie professionnelle (ex: cancer broncho-pulmonaire lié à l'amiante) implique une négociation complexe entre patients, médecins et entrepreneurs.
La loi de 1919 instaure un système de tableaux qui doit prouver le lien entre l'exposition et la pathologie dans un délai donné, ce qui est particulièrement difficile pour des maladies à longue latence comme le mésothéliome (30-35 ans).
Préjudices identitaires de classe : Les victimes issues de la classe ouvrière manquent souvent du "capital culturel du langage de l'expertise" et des connaissances sur le "bon échiquier" politique pour se faire entendre face aux médecins et entrepreneurs.
Importance des mobilisations : La reconnaissance de ces maladies a été obtenue grâce à des mobilisations syndicales (comme l'Andeva avec la CGT), démontrant que "toutes les voies ne se valent pas et l'idée c'est de savoir que faire de savoir avec qui les associ avec qui l'associer et comment se situer dans un champ politique".
Le VIH/SIDA dans les années 90 aux États-Unis : Cet exemple illustre la capacité des patients à se positionner dans un débat épistémique sur les essais cliniques.
Conflit d'objectifs : Alors que les chercheurs visaient des essais cliniques solides (aveugles, randomisés) pour des résultats fiables, les patients, confrontés à la mort, cherchaient avant tout un accès aux médicaments et à prolonger leur vie.
Le rôle des "patients experts" : Conscients des réalités du terrain (non-observance des traitements, recours à des médicaments illégaux, participation à plusieurs essais), les patients experts ont démontré l'inefficacité des essais classiques et ont milité pour des méthodes alternatives ("science sale ou impure") qui, bien que produisant des résultats hétérogènes, étaient plus fiables et permettaient aux patients d'accéder aux traitements.
Reconnaissance des connaissances situées : Cette période a vu la légitimation des "connaissances de terrain" des patients comme "épistémiquement valables" et leur intégration légitime dans le champ épistémique général. Toutefois, il est noté que ces "patients experts" étaient initialement majoritairement "des mecs blancs, joie, gay avec un fort capital économique culturel", excluant de fait d'autres catégories de personnes (femmes, personnes racisées).
3. Esprit Critique et Résistance aux Injustices Épistémiques
Le concept d'injustice épistémique est pertinent pour développer un esprit critique et mieux analyser les questions de santé publique.
Le système de soins et ses tensions : Le système de soins est un "système distribué de connaissances" traversé par des relations de pouvoir.
Il est marqué par une tension entre son objectif de soin et le fait qu'il est aussi un lieu de "production et de reproduction de validisme et de psychophobie", ainsi que d'autres discriminations (sexisme, racisme, homophobie, transphobie, grossophobie).
Questions pour l'individu et la société :
À l'échelle des dispositifs sociaux : Quelles réformes entreprendre pour réduire ces injustices dans le soin ?
Pour l'individu :
Comment résister aux injustices épistémiques subies, particulièrement en tant que membre d'une catégorie minorisée ?
Comment se défendre contre le sexisme, le racisme, le validisme médical, etc. ?
Attitude personnelle : Comment éviter de reproduire ces injustices envers autrui, sachant que "on contribue tous à ce type d'injustice dans nos interactions avec les autres et ce même lorsqu'on est soi-même dominé socialement" ?
La défiance envers les institutions de santé : Les injustices épistémiques peuvent expliquer la défiance envers la médecine conventionnelle ou le recours aux thérapies alternatives.
Raisonnement légitime de la patiente : L'exemple de la femme atteinte d'endométriose montre qu'il est rationnel pour elle de rejeter la parole d'un médecin qui minimise sa douleur, car son expérience directe lui indique le contraire.
Perte de confiance progressive : Les injustices testimoniales répétées peuvent conduire à une perte de confiance "d'abord probablement concerner un médecin puis les médecins de façon générale puis voir la médecine conventionnelle sur sa maladie voire sur la santé en général".
Les scandales sanitaires et l'errance diagnostique/thérapeutique renforcent cette défiance.
Recherche d'alternatives : Les patientes se tournent alors vers des thérapies alternatives ou des communautés de patients en ligne qui offrent "de l'écoute, de l'empathie, une compréhension de son vécu qui ne va pas être minimisée mais qui va être accepté et écouté et pris en compte", ainsi qu'un "partage de savoir" et une "grande crédibilité".
4. Conclusion et Perspectives
Les injustices épistémiques sont des "affaires de relations structurelles de pouvoir, de configuration sociale et notamment institutionnelle".
Il est crucial de dépasser une lecture uniquement individuelle pour comprendre et corriger ces phénomènes.
Avoir cette "compréhension sociale peut quand même changer des choses à l'échelle individuelle et aussi à l'échelle collective et c'est notamment se donner les moyens de mettre en place des stratégies de résistance épistémique et de justice épistémique".
Il est souligné que la médecine n'est pas un bloc monolithique d'injustice ; des efforts sont faits (ex: implication des patients experts, initiatives de journaux scientifiques), mais ils restent "minoritaires et beaucoup trop faibles".
Enfin, la question posée par le public, "des connaissances peuvent-elles être injustes ?", est nuancée par la suggestion que ce sont plutôt les "méconnaissances qui seraient sources d'injustice".
La réponse insiste sur la nécessité de considérer "ce qui compte socialement comme connaissance à un instant donné" et comment les "savoirs experts qui n'ont pas été produits" ou l'expertise des personnes concernées sont souvent exclus du discours dominant.