Santé Mentale : Fausses Promesses et Solutions Collectives – Synthèse du Briefing
Résumé Exécutif
Ce document synthétise les analyses et propositions issues d'une table ronde sur la santé mentale, organisée par Psycom au ministère de la Santé.
Le constat central est la nécessité urgente de dépasser une vision individualiste de la santé mentale, où le fardeau repose sur l'individu et la psychiatrie, pour adopter une approche collective et systémique.
Les discussions ont mis en lumière plusieurs problématiques majeures : * l'expansion d'un marché du "bien-être" non réglementé, proposant des solutions pseudoscientifiques dangereuses qui engendrent une "perte de chance" pour les personnes en souffrance ; * la montée des dérives sectaires qui exploitent les vulnérabilités psychiques à des fins financières et d'emprise ; et * l'impact prépondérant sur la santé psychique (estimé à 50 %) des déterminants socio-économiques tels que * la précarité, * les discriminations ou * le logement
Face à ces défis, les experts proposent des solutions multi-niveaux.
Celles-ci incluent un renforcement de la régulation des pratiques non conventionnelles et des titres de "thérapeutes", le développement de l'esprit critique et de la métacognition au sein de la population, et une transformation profonde du soin psychiatrique vers des modèles plus humains, participatifs et moins coercitifs, à l'image de l'approche "Open Dialogue".
Enfin, le rôle crucial des collectivités locales est souligné, celles-ci pouvant agir concrètement sur l'environnement social et urbain pour promouvoir le bien-être et recréer du lien, incarnant ainsi le passage d'une "société du soin" à une "société du prendre soin" attentive aux inégalités et aux vulnérabilités.
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I. Introduction : Contexte de la Table Ronde
La présente analyse se fonde sur les échanges d'une table ronde filmée en septembre 2025 au ministère de la Santé, lors de la journée "Full Santé Mentale :
de l'intime au collectif" organisée par Psycom, un organisme public de lutte contre la stigmatisation en santé mentale.
Question centrale :
Comment sortir d’une vision trop individualiste de la santé mentale pour aller vers une réflexion plus collective ?
Comment passer d’une société du soin à une société du "prendre soin", attentive aux vulnérabilités et aux inégalités ?
Participants :
Nom
Fonction
Organisation
Sophia Feuillère
Responsable de l'innovation pédagogique
Psychom
Elisabeth Fetti
Documentariste, créatrice du podcast sur la métacognition
Méta de Choc
Samir Calfa
Conseiller santé
Miviludes (Mission interministérielle de vigilance)
Maeva Musso
Psychiatre, présidente de l'association des jeunes psychiatres
Hôpitaux Paris Est Val-de-Marne / AJPJA
Marie-Christine Sanier Coavran
Adjointe à la santé et à la lutte contre les exclusions, vice-présidente du réseau Ville Santé
Ville de Lille
II. Constats et Problématiques Actuelles
A. Déconstruire les Idées Reçues sur la Santé Mentale
Sophia Feuillère identifie trois idées reçues persistantes qui freinent une approche collective :
1. La frontière rigide entre santé mentale et psychiatrie : Le public perçoit souvent la psychiatrie comme un état figé réservé aux "malades", et la santé mentale comme un état tout aussi figé pour les "bien-portants".
Pour contrer cela, Psychom promeut une notion de mouvement et de rétablissement, notamment via son outil de la "boussole de la santé mentale".
2. La seule responsabilité de l'individu : Une croyance répandue veut qu'il suffirait d'outiller les individus (cohérence cardiaque, compétences psychosociales) pour qu'ils prennent soin d'eux. Cette vision omet les déterminants extérieurs.
L'approche systémique, illustrée par l'outil du "cosmos mental", est donc essentielle pour réintégrer le contexte collectif.
3. L'exclusivité de l'expertise médicale : L'idée que seuls les soignants peuvent parler de santé mentale reste forte.
Il est crucial de légitimer la posture du "prendre soin", que chaque citoyen peut adopter, distincte de celle du "soin", qui relève des professionnels qualifiés.
B. L'Expansion du Marché du Bien-être et ses Dangers
Elisabeth Fetti observe une explosion des offres de "bien-être" sur les médias sociaux, portées par des influenceurs souvent sans expertise.
• Narratif dominant : Le discours s'appuie sur l'expérience personnelle ("J'ai touché le fond et j'ai rebondi, donc faites comme moi"), mêlant développement personnel (sans fondement scientifique) et spiritualité.
• instrumentalisation de la science : Des termes comme "neurosciences" ou "physique quantique" sont utilisés pour conférer une fausse légitimité aux discours.
• Mécanismes de persuasion : L'"effet Barnum" est massivement utilisé.
Il s'agit de formuler des généralités vagues dans lesquelles chacun peut se reconnaître ("Tu veux réussir mais parfois tu te sens empêché"), créant un sentiment de confiance et de compréhension.
• Risques avérés :
◦ Perte de chance : Le risque le plus grave est le retard de diagnostic et de prise en charge adéquate pour des pathologies réelles (dépression, endométriose, addictions).
◦ Escalade de l'engagement : Les clients sont entraînés dans un cycle d'engagement financier et émotionnel croissant (séance gratuite, puis livre, puis stage, etc.), rendant difficile la remise en question et la réorientation.
◦ Culpabilisation : En cas d'échec, la responsabilité est retournée contre l'individu :
"Si ça ne marche pas, c'est que tu n'as pas assez travaillé sur toi".
◦ Effets paradoxaux : Certaines pratiques, comme la "pensée positive", peuvent aggraver l'anxiété chez les personnes les plus vulnérables, comme le montrent des études scientifiques.
C. Les Dérives Sectaires : Emprise Mentale et Perte de Chance
Samir Calfa alerte sur l'émergence d'un "système de santé parallèle" où les dérives sectaires prolifèrent, notamment dans le champ de la santé mentale qui représente 40 % des signalements à la Miviludes.
• Mécanisme central : Il ne peut y avoir de dérive sectaire sans emprise mentale, une relation singulière entre le gourou et sa victime.
• Vide juridique : N'importe qui peut aujourd'hui inventer et proposer une méthode de prise en charge psychologique sans réglementation.
• Profil des victimes et motivations des gourous : Neuf victimes sur dix sont des femmes.
Les gourous recherchent systématiquement trois choses : l'argent, les faveurs sexuelles et le travail dissimulé (les victimes devenant des "sergents recruteurs").
• Double impact psychologique : La vulnérabilité psychique est une porte d'entrée vers ces dérives, et la sortie de l'emprise laisse des séquelles psychologiques profondes et durables ("l'organisation sectaire ne sort jamais de votre tête").
Une augmentation des suicides liés à ces phénomènes est constatée.
D. L'Impact des Déterminants Sociaux et des Inégalités
Maeva Musso insiste sur le poids des facteurs environnementaux et sociaux.
Elle prend l'exemple des enfants placés, qui agit comme une "loupe" sur ces phénomènes :
• Statistiques alarmantes : Cette population présente 8 fois plus de handicaps, 5 fois plus de troubles psychiques graves, compose un quart de la population SDF à 25 ans et a une espérance de vie inférieure de 20 ans à la moyenne générale.
• Répartition des facteurs de troubles psychiques :
◦ 50 % : Déterminants socio-économiques (précarité, logement, discriminations).
◦ 25 % : Résilience du système de santé.
◦ 25 % : Facteurs individuels (génétique, biologie), eux-mêmes influencés par l'environnement via l'épigénétique.
• Nécessité d'une approche interministérielle : Pour agir sur ces déterminants, une collaboration entre les ministères de la Santé, de l'Éducation, de la Justice, etc., est indispensable, via un délégué interministériel dédié.
E. Le Rôle de l'Environnement Urbain et Social
Marie-Christine Sanier Coavran démontre comment les politiques locales peuvent directement influencer la santé mentale de la population, en s'appuyant sur l'exemple de la ville de Lille.
• Urbanisme et logement : La conception des habitations (éviter les grandes tours, intégrer balcons et jardins) et des espaces publics (créer des îlots de verdure avec bancs et jeux) est pensée pour favoriser les interactions sociales et réduire le stress environnemental (bruit, pollution).
• Mobilité : Des mesures comme la limitation de vitesse à 30 km/h et le développement des pistes cyclables réduisent le bruit et la pollution tout en encourageant l'activité physique, bénéfique pour la santé mentale.
• Inclusion sociale : L'accompagnement vers l'emploi est complété par la valorisation d'autres formes d'engagement, comme le bénévolat, qui permettent aux individus de retrouver une place et une reconnaissance dans la société.
III. Pistes de Réflexion et Solutions Collectives
A. Renforcer la Vigilance, la Prévention et la Régulation
Face à la prolifération des offres dangereuses, une réponse ferme de la puissance publique est nécessaire.
• Actions de la Miviludes (Samir Calfa) : La mission mène des actions de sensibilisation auprès des élus et des professionnels de santé, publie des guides, et travaille en partenariat avec les ordres professionnels. 19,6 % des signalements concernent des professionnels de santé déviants.
• Cadre légal (Samir Calfa) : La loi du 10 mai 2024 constitue une avancée majeure, punissant d'un an de prison et 30 000 € d'amende la promotion de pratiques non éprouvées ou l'incitation à l'abandon de soins.
• Appel à la réglementation (Samir Calfa) : Un encadrement strict des appellations comme "psychopraticien", "psy-conseil" ou "coach" est indispensable, tout comme un contrôle des structures d'accueil qui échappent actuellement à la supervision des Agences Régionales de Santé (ARS).
B. Transformer le Soin Psychiatrique vers une Approche Humaine et Participative
Maeva Musso plaide pour une réforme des pratiques psychiatriques, en s'inspirant de modèles innovants.
• L'approche "Open Dialogue" :
◦ Principes : Intervention systématique en binôme de professionnels, implication du réseau social du patient (famille, amis), transparence totale des discussions et décisions, et réactivité (prise en charge sous 24-48h). ◦
Résultats observés : Réduction du recours à la coercition (isolement, contention) et aux prescriptions médicamenteuses à long terme.
Forte déstigmatisation au niveau communautaire, car une large part de la population finit par participer à ces réunions.
• Revendications de l'AJPJA :
◦ Faire des usagers des acteurs : Les intégrer à tous les niveaux (politique, formation des internes, recherche participative).
◦ Abolir les pratiques coercitives : Mettre fin à l'isolement et à la contention.
◦ Reconnaître la responsabilité collective : Le véritable tabou actuel est la responsabilité collective dans l'augmentation des troubles psychiques.
C. Bâtir une Culture Commune du "Prendre Soin"
Le développement d'une culture partagée de la santé mentale passe par l'éducation et l'outillage de la population.
• Pédagogie et intelligence collective (Sophia Feuillère) : Les solutions doivent être co-construites ("tous ensemble"), en écoutant les singularités et les "points de vue situés" de chacun.
Les méthodes d'intelligence collective sont un levier puissant pour y parvenir.
• Métacognition et esprit critique (Elisabeth Fetti) : Il est crucial de développer la capacité à appliquer l'esprit critique à ses propres pensées.
Cela passe par la connaissance des mécanismes cognitifs et par l'étude de parcours de vie où des personnes ont radicalement changé de croyances, afin de "rendre désirable le questionnement sur soi".
D. Agir à l'Échelle Locale : La Ville comme Acteur Clé
Marie-Christine Sanier Coavran souligne le potentiel immense des municipalités et des réseaux de villes.
• Rôle de catalyseur : Les villes ont la capacité d'écouter les besoins, de mobiliser tous les acteurs (associations, professionnels, habitants) et de coordonner l'action.
• Actions concrètes : Le réseau Ville Santé recense de nombreuses initiatives, comme la gratuité des transports (Dunkerque), le maintien au logement (Metz), ou l'accès à la culture et au sport comme outils de bien-être (Lille, Poitiers).
• Formation citoyenne : Les villes peuvent financer des formations comme les "Premiers Secours en Santé Mentale" ou la création d'"ambassadeurs santé" pour doter la population de réflexes de base.
• Rôle d'interpellation : Face à la pénurie de soignants (18 mois d'attente dans certains CMP), les élus locaux ont le devoir d'interpeller l'État pour obtenir plus de psychiatres et une meilleure reconnaissance des psychologues cliniciens.
IV. Conclusion : Vers une Responsabilité Collective
La table ronde conclut unanimement que la santé mentale est une question éminemment politique.
Le véritable tabou n'est plus la souffrance psychique elle-même, mais le refus de reconnaître la responsabilité collective dans l'augmentation des troubles.
La sortie de la crise passe par un engagement politique fort, une action interministérielle coordonnée et une implication de toutes les strates de la société.
Le passage d'une logique de soin individuel à une culture partagée du "prendre soin" collectif est la condition sine qua non pour construire une société plus résiliente et attentive à la santé psychique de toutes et tous.