Synthèse de la Conférence : Les Chiffres Mesurent-ils l’Essentiel ?
Résumé
Cette conférence inaugurale du cycle "Mesurer la valeur de notre monde" explore la tension croissante entre la quantification omniprésente de la société et la perception d'une perte de valeur.
Les intervenants, issus des mathématiques, de la sondologie, de la comptabilité et de la philosophie, convergent vers une conclusion centrale :
les chiffres, en eux-mêmes, ne mesurent pas l'essentiel.
Leur véritable signification et leur pertinence dépendent entièrement des modèles, des conventions et des hypothèses qui les sous-tendent.
Loin d'être objectifs ou neutres, ces cadres de référence sont le fruit de choix conceptuels, sociaux et souvent politiques, qui méritent un examen critique approfondi.
Les principaux points à retenir sont les suivants :
• La primauté du modèle : Pour le mathématicien Cédric Villani, l'erreur la plus grave ne réside pas dans le calcul, mais dans le modèle de représentation du monde.
Les chiffres ne sont que le produit final d'un raisonnement, de formules et d'hypothèses qui constituent le véritable cœur de l'analyse.
• Le contexte est clé :
Le sondeur Jean-Daniel Lévy insiste sur le fait qu'un chiffre d'opinion isolé est dénué de sens.
La compréhension émerge de l'analyse des tendances ("un film plutôt qu'une photo"), de la segmentation des données et, crucialement, de l'articulation entre les mesures quantitatives et les études qualitatives qui révèlent les logiques profondes des individus.
• La comptabilité comme outil d'action : L'expert-comptable Alexandre Rambaud déconstruit l'idée d'une comptabilité comme miroir objectif de la réalité.
Il propose une vision instrumentale, notamment en comptabilité écologique, où les chiffres ne visent pas à "valoriser" la nature, mais à quantifier les moyens nécessaires à sa préservation pour guider l'action.
• La libération de la domination :
La philosophe Valérie Charolles appelle à se "libérer de la domination des chiffres" en prenant conscience de leur nature construite.
Elle met en lumière "l'innétrisme" (l'illettrisme numérique) qui nous rend vulnérables aux inférences trompeuses et plaide pour une réappropriation citoyenne des conventions (comptables, statistiques, électorales) qui façonnent notre monde.
1. Introduction : La Quantification du Monde
La conférence s'ouvre sur le constat d'une "quantification du monde" généralisée.
Bettina Laville, présidente de l'IEA de Paris, souligne le paradoxe contemporain : alors que tout est mesuré – des sondages d'opinion quotidiens au reporting extra-financier des entreprises, jusqu'aux indicateurs de bonheur – une impression de "perte de valeur" prédomine.
Ce sentiment naît de la crainte que le chiffre, en envahissant tous les domaines, n'efface "la valeur au sens de ce qui justement ne se compte pas".
Ce cycle de cinq conférences a pour ambition d'explorer ce phénomène à travers plusieurs thématiques :
1. Introduction générale (cette séance)
2. La mesure de la nature
3. La mesure des villes
4. La mesure de l'égalité
5. La mesure de la valeur elle-même (bonheur, etc.)
2. La Primauté du Modèle sur le Chiffre : La Perspective du Mathématicien
Cédric Villani, professeur de mathématiques et médaillé Fields, recadre d'emblée le débat en affirmant que l'essence des mathématiques réside dans le raisonnement et non dans le calcul.
Le Raisonnement avant le Calcul
Contrairement à l'image populaire du mathématicien comme "bon calculateur", la discipline, depuis la Grèce antique, se concentre sur "le raisonnement qui mène au calcul, pas dans le résultat lui-même".
À l'ère des ordinateurs, de nombreux mathématiciens excellent dans l'échafaudage de concepts et de relations logiques, même s'ils sont "des brêles en calcul".
Ce qui importe, ce sont les formules, les hypothèses et l'architecture intellectuelle sous-jacente.
Leçons de l'Histoire des Sciences
Cédric Villani illustre sa thèse par deux exemples historiques majeurs où l'erreur ne provenait pas du calcul mais du modèle :
Cas d'Étude
Le Modèle Sous-jacent
L'Erreur et sa Nature
Conclusion
La Définition du Mètre (Révolution Française)
Le mètre est défini comme la 40 millionième partie du tour de la Terre. Un projet scientifico-politique universaliste.
Une erreur de mesure de 0,2 millimètre, vécue comme une "honte" par ses auteurs (Delambre et Méchain).
L'erreur était minuscule, mais elle a tourmenté Méchain toute sa vie.
L'erreur était dans la précision de la mesure, mais le modèle conceptuel était révolutionnaire et a fondé le système d'unités universel.
Le Calcul de l'Âge de la Terre (19e siècle)
Un modèle de refroidissement d'une Terre supposée solide, basé sur les travaux de Fourier.
Une erreur monstrueuse. Le calcul de Lord Kelvin aboutissait à 24 millions d'années, alors que l'âge réel est de 4,5 milliards d'années.
L'erreur venait entièrement du modèle de départ.
La Terre possède un intérieur liquide générant de la convection, ce qui change radicalement les calculs.
Il cite à ce propos Thomas Huxley : "La mathématique peut se comparer à un moulin d'une facture exquise [...] cependant ce que l'on en tire dépend de ce que l'on y a mis [...] des pages de formule ne fourniront pas un résultat fiable à partir de données imprécises."
Les Hypothèses Politiques derrière les Chiffres
Les chiffres utilisés dans le débat public ne sont jamais neutres ; ils reposent sur des hypothèses et des choix, souvent politiques.
• L'objectif de 2 tonnes de carbone par an et par individu : Ce chiffre repose sur une hypothèse politique forte, celle d'une répartition "également à travers tous les citoyens de l'humanité" du droit à émettre du carbone.
• Le calcul de Jean-Marc Jancovici sur les vols en avion : L'idée que chaque personne ne devrait prendre l'avion que quatre ou cinq fois dans sa vie est le résultat d'un calcul basé sur des hypothèses scientifiques et politiques, notamment sur la répartition de cet effort.
• Le rapport Meadows (Club de Rome, 1972) : Ce célèbre modèle du monde reliait cinq grands compartiments (démographie, pollution, industrie, etc.) via 140 équations.
Ses auteurs reconnaissaient eux-mêmes l'impossibilité de modéliser des facteurs essentiels comme "la volonté politique d'agir" ou "le sentiment de justice".
Ce qu'il Reste à Mesurer
Interrogé sur ce qu'il regretterait de ne pas voir mesuré, Cédric Villani évoque le concept de "viscosité" de la société : "tout ce qui dans une société empêche d'agir".
Cela inclut les rapports de pouvoir établis, les lourdeurs administratives, les procédures dilatoires, etc.
Mesurer cette force d'inertie qui dissipe l'énergie du changement serait, selon lui, un indicateur fascinant.
3. L'Opinion en Chiffres : Entre Mesure et Compréhension
Jean-Daniel Lévy, directeur de l'institut Harris Interactive, apporte la perspective du sondeur, en soulignant la complexité cachée derrière les chiffres d'opinion.
L'Immense Partie Immergée des Sondages
Il révèle que les sondages publiés dans les médias représentent moins de 0,1 % de l'activité de son institut.
L'essentiel du travail (99,9 %) est confidentiel et concerne le marketing, l'évaluation de produits ou les études pour des acteurs publics et privés.
Nous sommes donc "sans le savoir entourés de formules mathématiques qui sont appelées à régir notre vie".
Dépasser le Chiffre Unique
Un chiffre de sondage ne doit jamais être considéré comme une "vérité absolue". Pour lui donner du sens, deux approches sont indispensables :
1. Faire un film, pas une photographie : Il est crucial de poser la même question à intervalles réguliers pour observer les dynamiques et les évolutions d'opinion, par exemple sur une réforme comme celle des retraites.
2. Analyser le détail des résultats : La véritable information se trouve dans la segmentation des données (selon le genre, l'âge, la catégorie sociale, la proximité politique, etc.), qui permet de comprendre les fractures et les logiques spécifiques à chaque groupe.
L'Articulation Essentielle du Quantitatif et du Qualitatif
Les chiffres mesurent, mais ne permettent pas toujours de comprendre.
Pour saisir les logiques profondes, il faut recourir à des méthodes qualitatives (groupes de discussion, entretiens).
• Exemple de la réforme des retraites : Les études qualitatives ont révélé que pour beaucoup de Français, le débat ne portait pas sur les retraites elles-mêmes, mais sur le sens et la pénibilité du travail.
• Exemple des valeurs fondamentales : Les enquêtes qualitatives montrent que les grandes éruptions sociales en France se structurent souvent autour de deux notions fondatrices non-explicites : l'égalité (héritage de 1789) et la solidarité/service public (héritage de 1945).
Les Chiffres Invisibles et la Subjectivité de la Mesure
• Les signaux faibles de 2017 : L'analyse des chiffres électoraux de 2017 aurait dû tempérer l'idée d'une adhésion massive au projet d'Emmanuel Macron.
Deux données clés ont été sous-estimées : la baisse de la participation entre les deux tours (un fait inédit hors 1969) et le record absolu de 4 millions de votes blancs ou nuls, signifiant que 12 % des votants présents au second tour refusaient le choix proposé.
• La formulation des questions : Le résultat d'un sondage dépend étroitement de la manière dont la question est posée.
Les cotes de confiance d'Emmanuel Macron peuvent ainsi varier de 29 % à 45 % selon l'institut, car les questions diffèrent subtilement ("faites-vous confiance pour...", "avoir de bonnes idées", "conduire le pays", etc.).
En conclusion, les chiffres sont une "condition nécessaire mais non suffisante". Ils fournissent des repères, mais se fier exclusivement à eux sans analyse contextuelle et qualitative mène à des "erreurs remarquables".
4. La Comptabilité comme Outil d'Action
Alexandre Rambaud, titulaire de la chaire de comptabilité écologique, propose de voir la comptabilité non pas comme une technique de calcul, mais comme un système de représentation et de gouvernance.
Les Quatre Fonctions de la Comptabilité
Le chiffre n'est que la dernière étape du processus comptable, qui repose sur trois fonctions fondamentales préalables :
1. Prendre en compte : Décider de ce qui est important, définir les objets à suivre et les classer dans des catégories.
C'est un acte de représentation et de modélisation.
2. Être comptable de ses actes : Lier les actions à des responsabilités (redevabilité) et en garder la trace.
3. Rendre des comptes : Établir des rapports et des codes pour permettre la discussion et la prise de décision au sein d'une gouvernance.
4. Compter : Utiliser des instruments chiffrés pour rendre la complexité d'une organisation assimilable et gérable.
Mesure Instrumentale contre "Juste Valeur"
La comptabilité est traversée par une opposition fondamentale :
• Le Measurement (la mesure) : Une approche instrumentale où les chiffres (quantitatifs et qualitatifs) sont des ordres de grandeur définis par des conventions internes pour piloter une organisation.
• La Valuation (la valorisation) : L'idée que le marché peut révéler une "juste valeur" objective d'un actif, y compris des ressources naturelles.
Cette approche vise une sorte de transparence, une représentation absolue du monde en chiffres.
La Proposition de la Comptabilité Écologique
La chaire de comptabilité écologique se positionne fermement du côté du measurement.
Elle rejette la tentation de "chiffrer un écosystème", ce qui n'aurait aucun sens.
Son projet est d'utiliser les chiffres pour accompagner et outiller l'action de préservation :
• Au lieu de "valoriser" un écosystème, elle cherche à calculer les coûts nécessaires pour le préserver ou le restaurer.
• Au lieu de chercher une "juste valeur" de la nature, elle se demande combien il faudrait payer un agriculteur pour qu'il puisse à la fois vivre décemment et garantir le bon état écologique de ses sols.
L'objectif n'est pas de mesurer l'essentiel dans l'absolu, mais de "mesurer ce qui est essentiel pour permettre de protéger ce que l'on a à protéger".
5. Se Libérer de la Domination des Chiffres
La philosophe Valérie Charolles conclut en appelant à une prise de distance critique face à l'hégémonie des chiffres.
Le Défi de l' "Innétrisme" et les Inférences Trompeuses
Nous sommes souvent mal armés pour interpréter les chiffres, ce qui conduit à des "inférences trompeuses".
La communication est asymétrique entre les experts qui produisent les chiffres et le public qui les reçoit.
• Exemple de la croissance : Annoncer un taux de croissance de 6,8 % en Éthiopie contre 1,7 % en France est trompeur.
Rapporté par habitant, le gain de richesse est 15 fois supérieur en France (705 $) qu'en Éthiopie (50 $).
• Présentation des données : Dire que la France a une croissance de 1,7 % est factuellement équivalent à dire que son PIB "est sur une tendance de doublement en 43 ans".
La seconde formulation change radicalement la perception de la situation.
Chiffres et Nombres : une Distinction Cruciale
Il faut distinguer :
• Les nombres : Des entités théoriques abstraites, opérant par raisonnement pur (domaine des mathématiques).
• Les chiffres : Des grandeurs mesurées ou des quantités calculées qui visent à rendre compte du réel.
Ils ne peuvent exister sans un ensemble de conventions (définitions, étalons de mesure, modèles).
L'Analyse Critique des Conventions : Là où Tout se Joue
La véritable analyse doit porter sur les normes, modèles et conventions qui servent à produire les chiffres, car "c'est là que tout se joue".
Ces conventions peuvent être datées, limitées ou biaisées.
• La comptabilité d'entreprise : Son cadre, hérité de la Renaissance, traite le travail comme une charge et non comme une valeur, et privilégie une perspective de liquidation à court terme.
• Les modèles financiers : Ils sous-estiment systématiquement la probabilité des événements extrêmes (crises, krachs), comme l'a montré Benoît Mandelbrot.
• Les systèmes électoraux : La manière de compter les voix (proportionnelle, majoritaire) détermine la composition des parlements et donc les politiques menées.
Le problème n'est donc pas de rejeter les chiffres, mais de "se libérer de leur domination".
Cela implique de comprendre que nous avons un pouvoir sur eux, car ce sont des représentations politiques et sociales qui décident des lois électorales, des normes comptables ou des modes de calcul du PIB.
La voie à suivre est de renforcer la culture statistique citoyenne et de soumettre les cadres de référence à un débat démocratique constant.