Note de synthèse : Rythmes et Temporalités du Numérique Territorial (Philippe Vidal)
- Cette conférence de Philippe Vidal, professeur en géographie et aménagement à l'Université du Havre Normandie, explore les dynamiques complexes du numérique au sein des territoires, en se focalisant sur les concepts de rythme et de temporalité.
Il propose une grille d'analyse articulée autour de trois idées clés : la concomitance, l'instantanéité et la temporisation, pour comprendre l'interaction entre le numérique mondialisé et le numérique territorial.
Thèmes Principaux et Idées Clés :
- Le Numérique : Infrastructures, Contenus et Usages – Une Approche Ternaire Faussement Séquentielle
- Définition du numérique : Vidal décrit le numérique comme un ensemble d'infrastructures de télécommunication (connectivité, déploiement), de contenus et services dématérialisés (données, innovation) et d'usages/usagers (appropriation, validation de l'innovation).
- Cycle Ternaire : Loin d'être séquentielle (infrastructure, puis contenus, puis usages), cette progression est "un rythme ternaire à faussement séquentiel fait de concomitance, d'hybridité et de glocal". L'usager, en particulier, est essentiel pour valider l'innovation et justifier le déploiement des infrastructures.
- Cycles du numérique : L'auteur identifie plusieurs cycles :
- Cycle infrastructurel : ADSL, fibre, 2G à 5G (environ 10 ans par génération).
- Cycle de calcul : Algorithmes simples au machine learning, deep learning et IA (ex: application pour délibérations municipales).
- Cycle de service/contenu : Web 1.0 (digitalisation de l'information), Web 2.0 (contenus interactifs, réseaux sociaux, mobile), Web 3.0 (plateformisation).
- Cycle d'usage : Sensibilisation, acculturation, généralisation, expertise, vers le transhumanisme.
- Concomitance : Le Numérique Mondialisé contre le Numérique Territorial
- Hypothèse centrale : Le numérique mondialisé impose son rythme au numérique territorial, bien que ce dernier cherche à "rattraper et reprendre la main".
- Numérique mondialisé : Représente une "modernité dominante", top-down, érigée en normes (ubérisation), considérant le monde comme un territoire sans frontières (call centers, Amazon, cloud).
Il confère un "temps d'avance" grâce à sa vitesse d'innovation et son efficacité. "C'est quand même les États-Unis qui ont lancé cette histoire du numérique et de l'Internet notamment... les USA sont devenus des acteurs dominants du numérique mondialisé." * Numérique territorial : Perçu comme une "modernité émergente", bottom-up, moins marchandisé, axé sur les communs territoriaux et la souveraineté locale (France Tiers-Lieux, Data Lab). C'est une "proposition à l'adresse du territoire en provenance des acteurs territoriaux". * L'Entre-Deux Glocal : Existence d'un espace intermédiaire où le territoire est vu comme un "stock de ressources à exploiter" (ex: Blablacar, géocaching). * L'échec du Minitel : La France, malgré son avance avec le Minitel (première expérience télématique domestique généralisée, sans avance ni retard territorial), n'a pas su valoriser cette expérience à l'international face à l'Internet américain. * Rhétorique du retard/avance : Les politiques publiques post-Minitel ont été rythmées par cette rhétorique de la "performance numérique des territoires", se manifestant par : * La fracture numérique (Nord-Sud mondial, puis urbain/rural en France). * La Smart City (course à l'intelligence urbaine, classement des territoires). * La plateformisation (nécessité de développer des plateformes numériques). * Instantanéité : Le Risque du Délaissement Territorial face au Solutionnisme Numérique * L'efficacité à court terme : Les plateformes numériques offrent une "redoutable efficacité" face à des problèmes territoriaux, comme la désertification médicale ou les services pendant la COVID-19.
"Cette efficacité à court terme des plateformes fait de mon point de vue courir le risque du délaissement territorial au motif que comme c'est efficace on a plus besoin d'investir le territoire." * Le solutionnisme numérique : Il y a un risque que les territoires se "satisfont" de cette efficacité, entraînant un désinvestissement public à long terme, notamment des services publics dans les territoires "peu rentables". * Évolution de la position des élus :1995 (Précurseurs) : Intérêt pour la citoyenneté numérique, web public territorial, internet citoyen. L'acteur public gardait le contrôle. * 2005 (Fracturés) : Prise de conscience de la fracture numérique, efforts pour réduire les inégalités d'accès (RIP). Les élus investissent dans l'infrastructure, mais délaissent l'innovation sociale. * 2010 (En déprise) : Perte de maîtrise des élus face aux applications géolocalisées privées et mondiales (ex: Airbnb, e-commerce impactant les petits commerces). "Pour la première fois l'élus perdait la maîtrise de ce qui se passait vraiment sur son propre territoire." * 2015 (En reconquête) : Mouvement FrenchTech, Smart City. Référentiel offensif, lié au "récit métropolitain". * 2020 (Responsables) : Intérêt pour la sobriété numérique, l'inclusion habitante, la souveraineté numérique locale. Recherche d'un "équilibre territorial" et maturité accrue des élus. * L'exemple de la téléconsultation : Face à la désertification médicale, la téléconsultation (particulièrement via bornes/cabines en pharmacie) est une solution palliative très efficace à court terme. Vidal s'interroge :
"Est-ce qu'on va pas s'installer tranquillement dans cette espèce de confort numérique de plateforme parce que c'est de plus en plus efficace et cetera ? Est-ce que ça pose pas des problèmes sur le vivre ensemble, sur le bien-être territorial, sur le lien social et cetera ?" * Temporisation : Le Rôle de Régulation de l'Acteur Public * Un rôle de régulateur : Le rôle de l'acteur public aujourd'hui est "de réguler les spatialités numériques, les dynamiques territoriales à l'heure du numérique, les nouveaux rythmes urbains." * Conséquences du monde connecté :Régularité et progression incontestable de l'usage. * Le numérique comme "opérateur de lien social socio-territorial". * Génération d'incertitudes mais aussi capacité à les gérer. * Controverses territoriales et questions de justice spatiale (fractures générationnelles, littératie numérique). * Le numérique met à l'épreuve la capacité d'innovation des territoires et la nécessité de réguler les externalités négatives. * Un "défaut d'anticipation" : L'acteur public a un "temps de retard" face à l'accélération du changement induite par le numérique (ex: l'IA). La régulation est une "temporisation" face à l'urgence des problèmes, mais qui ne comble pas toujours ce retard. * Interprétation légitime : Le numérique est au cœur d'un "conflit quant à l'interprétation de ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas". * L'épreuve de force et l'épreuve de grandeur : Face aux "épreuves de force" imposées par les externalités numériques, il est nécessaire d'organiser des "épreuves de grandeur" via les valeurs pour retrouver des "termes d'accord stables" (ex: régulation des trottinettes électriques).
En conclusion, Philippe Vidal souligne la puissance du numérique mondialisé qui dicte le rythme, mais met en lumière les efforts du numérique territorial pour s'adapter et reprendre la main.
Il alerte sur les risques du solutionnisme numérique à court terme qui pourrait mener à un délaissement des territoires et questionne le rôle des acteurs publics qui, après avoir été précurseurs, fracturés puis en déprise, cherchent aujourd'hui à reconquérir et réguler un monde numérique en constante accélération.