Ce document est un rapport du Défenseur des droits, une institution indépendante chargée de défendre les droits et libertés. Intitulé « Amendes, évictions, contrôles : la gestion des « indésirables » par la police en région parisienne »,
il a été rédigé par Aline Daillère et Magda Boutros en avril 2025.
Le rapport analyse les pratiques policières de « contrôle-éviction » et de « multi-verbalisation » visant des populations spécifiques considérées comme « indésirables » dans l'espace urbain parisien.
Thèmes Principaux et Idées Clés :
Politique Institutionnelle d'Éviction des « Indésirables »
- Le rapport démontre l'existence d'une politique institutionnelle au sein de la police nationale visant à évincer certaines catégories de la population de l'espace public parisien.
Ces catégories sont définies sur la base de l'âge, du genre, de l'assignation ethno-raciale et de la précarité économique.
- Le terme « indésirables », bien que retiré officiellement des politiques publiques après la Seconde Guerre mondiale, est toujours utilisé de manière formalisée dans le logiciel de main courante informatisée de la police nationale.
- Citation : « Les résultats démontrent qu’il existe, au sein de la police nationale, une politique institutionnelle qui vise à évincer de l’espace public parisien des catégories de population définies par l’institution policière comme « indésirables », sur la base de leur âge, genre, assignation ethno-raciale et précarité économique. »
Outils Policiers d'Éviction : Contrôles-Éviction et Multi-Verbalisation
- Contrôles-éviction : Jusqu'au début des années 2010, cette pratique visait à empêcher certaines personnes de rester dans les espaces publics, même en l'absence d'infraction.
Les policiers utilisaient des stratégies comme le contrôle d'identité suivi d'une demande de quitter les lieux, l'occupation du terrain, ou la conduite au poste pour vérification d'identité.
- Citation : « Les policiers utilisaient trois stratégies pour évincer. Ils pouvaient procéder à un contrôle d’identité, généralement accompagné d’une palpation, puis « demander aux gens de quitter les lieux ».
Ou bien ils tentaient d’« occuper le terrain » dans le but de contraindre les personnes à partir.
Une troisième voie consistait à conduire les individus au poste de police pour procéder à une vérification d’identité, même lorsqu’ils connaissaient déjà leur identité, « le but étant que lorsqu'ils sont en train d’être verbalisés au commissariat, ils ne perturbent plus les quartiers ». »
- Multi-verbalisation : À partir de 2017, les groupes ciblés ont commencé à faire l'objet de verbalisations répétées pour des motifs liés à l'utilisation de l'espace public (incivilités, infractions routières, règles sanitaires).
Ces amendes répétées peuvent générer des dettes considérables, parfois supérieures à 30 000 euros pour des adolescents ou jeunes adultes.
- Les amendes sont souvent émises par lots et pour des faits mineurs, même sans contrôle direct des individus, grâce à l'interconnaissance entre policiers et jeunes ciblés, et à la généralisation du procès-verbal électronique.
Profil des Populations Ciblées : Jeunes Hommes Racisés et Précarisés
- Les « indésirables » sont principalement de jeunes hommes, racisés (perçus comme noirs ou arabes), issus des classes populaires, souvent en situation de précarité économique.
Ils sont ciblés pour leur simple présence en groupe dans les espaces publics de leurs quartiers de résidence, d'étude ou de travail.
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L'analyse des mains courantes policières du 12e arrondissement de Paris montre que les personnes étiquetées comme « indésirables » sont plus jeunes, plus souvent des hommes et plus souvent issues de l'immigration postcoloniale que les autres personnes contrôlées.
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Citation : « La perception des jeunes concernés va dans le même sens : les contrôles et verbalisations dont ils font l’objet sont selon eux, particulièrement prégnants entre 15 et 20 ans.
Plus jeunes, ils intéressent moins la police.
Plus âgés, ils redeviennent moins ciblés et expriment le sentiment que la fréquence des contrôles et amendes s’amenuise passé un certain âge (« En gros, ça part avec l’âge »). »
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Leur tenue vestimentaire (jogging, baskets, casquette) est également un facteur de suspicion et de ciblage.
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Ces jeunes sont souvent verbalisés « en bas de chez eux », à proximité immédiate de leur domicile, et sont connus des policiers, qu'ils soient impliqués ou non dans des activités délinquantes.
Contexte Juridique et Historique Favorisant les Pratiques d'Éviction
- Les contrôles d'identité et les amendes forfaitaires, bien qu'apparemment anodins, ont des finalités multiples, dont l'éviction.
Le cadre légal a considérablement étendu le pouvoir discrétionnaire des policiers en matière de contrôle et de verbalisation.
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L'amende forfaitaire, initialement conçue pour des infractions routières mineures, s'applique désormais à un large éventail de contraventions et même de délits, donnant au policier un rôle de « juge dans la rue » sans contrôle judiciaire effectif.
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Citation : « L’histoire et le cadre législatif des contrôles d’identité et amendes forfaitaires, associés à la faiblesse des contrôles hiérarchiques et judiciaires, facilitent leur usage à des fins d’éviction des populations considérées comme « indésirables ». »
Co-construction de l'« Indésirabilité » par Divers Acteurs
- Riverains : Certains habitants sollicitent régulièrement la police pour des « rassemblements de jeunes » qu'ils perçoivent comme une nuisance, utilisant des termes péjoratifs et racialisés.
Leurs plaintes, même non vérifiées, déclenchent systématiquement une réponse policière.
- Citation : « D’une part, certains habitants estimaient que la présence de rassemblements de jeunes était problématique et sollicitaient régulièrement la police. [...]
Ils opposent « les jeunes » – considérés ici comme n’étant « pas à leur place » – et « les riverains » qui demandent « simplement la possibilité de vivre dans un environnement normal, avec un minimum de tranquillité publique ». »
- Autorités Municipales : Les mairies amplifient les doléances des habitants gênés par les jeunes et les transmettent aux commissariats avec des demandes d'intervention précises.
En revanche, elles minimisent les plaintes des jeunes concernant les abus policiers, arguant d'une absence de pouvoir hiérarchique sur la police.
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Citation : « La mairie d’arrondissement a joué un rôle important dans la mise en œuvre de la politique d’éviction, en amplifiant les doléances des habitants gênés par les groupes de jeunes et en délégitimant les voix qui prônaient un espace public plus inclusif. »
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Cette dynamique crée un « système » où divers acteurs institutionnels contribuent à légitimer l'idée que certaines populations n'ont « pas leur place » dans l'espace public.
Conséquences Dramatiques pour les Personnes Ciblées
- Harcèlement Policier et Vulnérabilité : Les contrôles et amendes répétées, bien que sans effet sur la présence des jeunes dans l'espace public (qu'ils considèrent comme un droit), les placent dans une situation de vulnérabilité accrue et de harcèlement constant.
Les mêmes individus sont contrôlés et évincés à plusieurs reprises, parfois plusieurs fois par jour, créant une « familiarité perverse » propice aux conflits.
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Conséquences Économiques et Sociales : Les dettes d'amendes entraînent un surendettement pour des populations déjà précaires, freinant leur insertion professionnelle et les poussant à éviter le système bancaire ou le travail déclaré pour échapper au fisc.
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Citation : « Pour Hossine, les amendes lui ôtent toute possibilité de sortir à la fois du quartier où il a grandi et de sa précarité sociale et économique (« Nous, déjà, on essaie de marcher pour sortir du quartier, mais eux :
« Non, on vous rajoute ça. Vous allez rester là et, en même temps, vous allez payer »). »
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Sentiment d'Injustice et de Défiance : Les personnes ciblées expriment un fort sentiment d'injustice, perçoivent les policiers comme abusant de leur pouvoir de manière arbitraire, et ont une grande défiance envers les institutions étatiques.
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Citation : « L’expression du sentiment d’injustice ressort ainsi de la quasi-totalité des entretiens : l’injustice dans le sens d’une absence de justice (impossibilité de saisir le juge ou inutilité de mobiliser le droit, voir infra) et dans le sens où ils perçoivent largement les policiers comme se sentant au-dessus de la loi et comme abusant de leurs pouvoirs de manière arbitraire. »
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Incitation à la Fuite et à des Actes Illicites : La peur des verbalisations pousse certains à fuir à la vue des policiers.
Dans les cas les plus extrêmes, la pression financière peut inciter certains à envisager des actes délictueux pour régler leurs dettes.
- Difficulté des Voies de Recours : La contestation des amendes est extrêmement difficile en raison de la présomption de véracité des procès-verbaux de police, de la complexité des procédures et du coût élevé, rendant les voies de recours largement ineffectives.
En somme, le rapport met en lumière une politique policière d'éviction discriminatoire en région parisienne, amplifiée par l'action de certains riverains et des autorités municipales, qui a des conséquences socio-économiques et psychologiques dévastatrices sur les jeunes hommes racisés et précarisés, tout en érodant leur confiance dans les institutions.