Compte Rendu Détaillé de l'Audition du Ministre de la Santé et de l'Accès aux Soins
Introduction et Contexte
Cette audition, menée par une commission d'enquête parlementaire, vise à échanger sur le système de santé français et l'accès aux soins, ainsi que sur les évolutions possibles pour améliorer son efficience et sa soutenabilité.
Le Ministre de la Santé et de l'Accès aux Soins, Yannick Neuder, a souligné que l'accès aux soins est "le plus grand et le plus important défi de notre système de santé", une priorité mais aussi une "préoccupation" pour les Français confrontés à "des délais inacceptables, à des distances infranchissables, à des découragements silencieux".
Il a insisté sur la nécessité de mobiliser "tous les leviers dans une action globale qui mobilise tous les acteurs" et de "rebâtir les organisations à la hauteur des défis et de notre époque" (vieillissement de la population, maladies chroniques, nouvelles attentes).
I. La Formation des Professionnels de Santé : Un Axe Majeur de la Politique du Ministre
La formation est placée au "centre de gravité" de l'action du Ministre, avec le triptyque "former plus, former mieux, former partout".
Augmentation des Capacités de Formation :
- Quatrième année d'internat de médecine générale : Cette mesure vise à injecter 3 700 "docteurs juniors" dans les circonscriptions dès novembre 2026. L'objectif est de les positionner "en libéral" sur les territoires, et non dans les services hospitaliers, pour renforcer l'offre de soins de ville. Le Ministre reconnaît que cette quatrième année ne fait pas l'unanimité parmi les syndicats de médecins et "il faudra savoir évaluer l'intérêt de de cette 4e année de médecine".
- Réforme des voies d'accès aux études de santé : Inclut la suppression définitive du numerus clausus (désormais numerus apertus, et en voie d'être totalement supprimé, avec un vote au Sénat prévu le 17 juin).
L'objectif est d'adapter les besoins en formation aux réalités territoriales et aux capacités des universités, tout en renforçant les moyens alloués à la formation. * Retour des étudiants français formés à l'étranger : Le Ministre estime qu'environ 10 000 étudiants français partis en Belgique, Pologne, Roumanie pourraient être réintégrés.
Il s'interroge sur la "souveraineté sanitaire" de la France, 7ème puissance mondiale, dépendante d'autres pays pour la formation de ses soignants (ex: 54% des dentistes inscrits en France sont formés à l'étranger).
- Augmentation des places en formation paramédicale : Plus 5 870 places en IFSI depuis 2020.
- Chiffres clés et perspectives : 9 000 médecins formés cette année, 10 900 l'an prochain. En incluant les médecins à diplôme hors Union européenne (PADU) et les étudiants français formés à l'étranger, l'objectif est d'atteindre "50 000 médecins supplémentaires en 2027" (33 000 en formation initiale, 12 000 PADU, 5 000 étudiants de l'étranger).
Adaptation des Cursus et Compétences :
- Management et relations humaines : Le Ministre, ancien chef de pôle, reconnaît le manque de formation des médecins sur les aspects managériaux, comptables, administratifs et relationnels, que ce soit en libéral (gestion d'entreprise) ou à l'hôpital (gestion de pôle). Il salue la suggestion d'intégrer des cours sur ces sujets.
- Décentralisation des études : L'idée d'une première année dans chaque département est saluée comme novatrice et comme une réponse à la décentralisation.
L'objectif est de familiariser les futurs médecins avec les réalités des territoires ruraux dès le début de leurs études.
- Alternance et stages : Le Ministre est favorable à ce que le deuxième cycle des études médicales (dès la 4ème année) puisse se faire en ville plutôt qu'exclusivement à l'hôpital, pour rapprocher les étudiants du terrain. Cependant, il insiste sur la nécessité de maintenir un "socle de connaissance fondamental" (physiologie, anatomie, biochimie) qui ne peut s'apprendre en alternance dès la 2ème année.
- Passerelles professionnelles : Les passerelles sont jugées "extrêmement importantes" pour permettre aux professionnels paramédicaux d'évoluer vers le métier de médecin, notamment pour attirer vers des spécialités peu attractives (santé publique, médecine du travail, gériatrie, soins palliatifs, psychiatrie).
De même, les doubles cursus (ingénieur-médecin) sont encouragés face à l'évolution technologique (IA, radiologie, biophysique). * Causes Historiques des "Déserts Médicaux" : Le Ministre attribue la pénurie actuelle à plusieurs facteurs : * Un numerus clausus trop bas (3 500 en 1993), n'ayant pas anticipé l'augmentation de la population (+15 millions d'habitants depuis les années 70, avec un nombre de formations similaire). * Le vieillissement de la population et l'émergence des maladies chroniques (ex: 10% de diabétiques à La Réunion). * Le changement du rapport au travail des professionnels de santé (impact des 35 heures, nécessité de 2,3 médecins pour remplacer un généraliste partant à la retraite). Le Ministre cite: "il est préférable de demander peu à beaucoup de médecins que demander beaucoup à très peu".
II. Le Rôle et la Gouvernance des Agences Régionales de Santé (ARS)
Le rôle des ARS est au cœur des discussions, avec des perceptions contrastées.
- Critiques et Perceptions : Bien que le Ministre salue le travail des ARS comme les "bras armés" du ministère, la commission d'enquête a relevé une perception "unanime" des ARS comme une "structure énorme, très déconnectée du terrain", avec une communication "hyper compliquée", en décalage avec la volonté du Ministre de travailler en proximité avec les élus.
- Réduction des Effectifs et Augmentation des Missions : Les ARS ont vu leurs effectifs baisser de 15% depuis leur création en 2010 (de 9 500 à environ 8 000 ETP en 2025), alors même que leurs missions ont augmenté. La répartition des ETP montre une forte concentration sur la "santé publique veille" (2 300 ETP) et l'"offre de soins" (1 800 ETP).
- Amélioration de la Proximité : Le Ministre souhaite renforcer les liens entre les élus locaux et les représentants des ARS, notamment les directeurs départementaux. Il a d'ailleurs organisé une réunion inédite avec préfets, directeurs généraux et directeurs départementaux des ARS pour décloisonner le travail. Il estime que le département est l'"air géographique le plus efficient" pour une proximité accrue.
- Repositionnement des Missions : La question est posée de savoir si les ARS devraient se concentrer davantage sur l'offre de soins. Le Ministre suggère de "creuser" la possibilité de rapprocher la mission "environnementale" des préfectures, ce qui permettrait aux ARS de se concentrer sur l'offre de soins et le médico-social.
- Statut des Directeurs Départementaux : La proposition de créer un "sous-préfet sanitaire" est évoquée pour valoriser l'échelon départemental et améliorer l'attractivité des métiers de l'ARS, en lien avec les compétences des préfectures en aménagement du territoire. Le Ministre se dit favorable à une réorganisation pour un meilleur service rendu à la population et à des services de l'État "le plus déconcentrés possible".
- Dépendance et Prévention : Le rapporteur propose de confier la gestion totale de la dépendance aux départements et la prévention aux EPCI.
- Dépendance : Le Ministre est plus préoccupé par le "mode de financement" de la dépendance que par l'attribution de la compétence. Il souligne l'hétérogénéité des départements en termes de richesse et donc de capacité à financer cette compétence.
- Prévention : Le Ministre n'est pas "convaincu" que les soignants soient les "meilleurs effecteurs de la prévention". Il insiste sur le rôle crucial des maires ("capital sympathie et confiance auprès des élus le plus fort c'est le maire") et d'autres professions de santé de proximité comme les biologistes et les pharmaciens.
III. Financement du Système de Santé et Lutte Contre la Fraude
- Sécurité Sociale en Danger : Le Ministre alerte sur l'avenir de la Sécurité Sociale, avec une CADES (Caisse d'Amortissement de la Dette Sociale) "quasiment remplie" (231 milliards d'euros de dette résiduelle) et une COSS (Caisse Nationale d'Assurance Maladie) confrontée à des risques de financement dès 2027 (selon la Cour des Comptes).
- Mutualisation des Caisses et des Mutuelles : La proposition d'une "grande sécutualisation" des différentes caisses et des mutuelles, qui pourrait générer 3 à 6 milliards d'euros d'économies sans désavantage pour les citoyens, est soulevée. Le Ministre reconnaît que le sujet a déjà été évoqué il y a une dizaine d'années et rappelle que la Sécurité Sociale a été créée dans un contexte de rassemblement national.
- Lutte Contre la Fraude : Le Ministre identifie la lutte contre la fraude comme un levier majeur. La fraude est estimée à 13,5 milliards d'euros. Le Ministre souhaite porter l'objectif de retour sur les fraudes indues de 700 millions d'euros en 2024 à 1,5 milliard d'euros en 2026. Il propose d'utiliser l'intelligence artificielle pour croiser les données entre l'assurance maladie obligatoire et complémentaire, de généraliser la carte Vitale digitalisée, et de rendre les arrêts de travail et ordonnances infalsifiables.
- Prévention comme Investissement : Le Ministre voit la prévention (qui représente environ 8 milliards d'euros dans le compte de la Cnam) comme un "investissement" : "un € investi dans la prévention c'est 10 € de moins consommé dans le soin". Il déplore le faible taux de dépistage des cancers (moins de 50% de la cible) et la non-atteinte des objectifs de vaccination.
- Stabilité Ministérielle : Le Ministre souligne l'instabilité ministérielle ("4e ministre de la santé en 2024 avec des durées de vie de parfois 2 3 mois") comme un obstacle à la mise en œuvre de réformes structurelles profondes.
IV. Gouvernance des Hôpitaux
- Relations Directeur / PCME : Le Ministre estime que la relation entre le directeur d'hôpital et le président de la Commission Médicale d'Établissement (PCME) doit être une "affaire de personnes" et un "couple qui doit faire avancer les choses". Il rejette l'idée d'un "enjeu de pouvoir" et met en avant les exemples de réussite.
- Délégation de Gestion : Plutôt que de renforcer le pouvoir hiérarchique, le Ministre privilégie la "délégation de gestion" au niveau des pôles et des services. Il souhaite donner plus d'autonomie au "trio de pôle" (chef de pôle, cadre paramédical, directeur administratif) pour gérer les ressources humaines et les moyens, tout en maintenant le contrôle.
- Rôle du CNG (Centre National de Gestion) : Le CNG, qui gère les carrières et le pouvoir disciplinaire des praticiens hospitaliers au niveau national, est perçu comme éloigné du terrain et entraînant des délais longs.
Le rapporteur suggère de transférer le règlement des conflits aux conseils de l'ordre départementaux.
Le Ministre reconnaît une différence de traitement entre PH (CNG) et HU (juridiction universitaire). * Pénurie de Médecins et Pouvoir : La pénurie de médecins est reconnue comme ayant inversé le rapport de pouvoir, donnant aux médecins une influence significative et la possibilité de "chantage" en raison de la facilité de départ. * GHT (Groupements Hospitaliers de Territoire) : Les GHT sont vus comme une solution pour les petits hôpitaux, souvent plus "médico-dépendants" et confrontés à des problématiques différentes des CHU.
Une "deuxième génération de GHT" pourrait favoriser la collaboration territoriale et réduire les tensions.
V. Relations Public-Privé et Médecine de Ville
- Collaboration Nécessaire : Le Ministre rejette la "gué-guerre" entre le public et le privé, estimant que la "subsidiarité" est essentielle.
Il souligne que dans certains territoires, l'offre d'hospitalisation est uniquement privée, et l'hôpital public ne pourrait pas absorber le flux si elle disparaissait. Il souhaite réunir les PCME et directeurs, y compris du privé, pour envisager des projets de territoire. * Permanence des Soins (PDSES) : Le Ministre appelle à la vigilance sur la permanence des soins, notamment la nuit profonde, pour éviter de mobiliser des moyens disproportionnés par rapport aux besoins réels. Il souligne également les limites à la mutualisation des équipes et du matériel entre le public et le privé pour des actes techniques d'urgence, où la sécurité du patient prime. Il juge que "sur le papier ça fonctionne mais dans la réalité c'est pas ça". * Accès aux Médicaments : La pénurie de médicaments est un "enjeu qui dépasse largement la problématique française", nécessitant une solution à l'échelle européenne.
La relocalisation des entreprises pharmaceutiques est cruciale, mais la dépendance aux principes actifs produits en Asie ou aux États-Unis est une réalité.
Le Ministre a pris des mesures nationales (substitution, interdiction d'export, préparation magistrale, dispensation à l'unité), mais leur efficacité est limitée sans la "souveraineté de production". * Dispensation à l'Unité : Le Ministre réaffirme que la dispensation à l'unité en cas de pénurie est autorisée par la loi et qu'aucun pharmacien ne devrait être sanctionné pour son application. Il a cependant clarifié un cas spécifique où des pharmaciens ont été sanctionnés pour des motifs disciplinaires plus larges et non pour cette pratique.
VI. Points Divers et Transversaux
- Application des Lois Antérieures : Le Ministre s'engage sur la sortie des décrets nécessaires à l'application de lois antérieures, notamment sur les Infirmières en Pratique Avancée (IPA) et la 4ème année d'internat de médecine générale, avant l'été. Le décret sur l'ouverture du CESP (Contrat d'Engagement de Service Public) dès la 2ème année est prévu pour juin, et la limitation du cumul des aides à l'installation a été publiée le 12 mars.
- Prévention des Inégalités Sociales dans l'Accès aux Études : Le Ministre insiste sur l'importance de démocratiser l'accès aux études de santé, rappelant qu'à son époque, seulement 3% des étudiants étaient issus du monde ouvrier. La première année de médecine dans chaque département est une mesure clé pour tendre la main à ces étudiants.
- Flexibilité et Évaluation : Face à l'évolution constante de la population, des pathologies chroniques, du rapport au travail et de la médecine (IA, exercice pluriprofessionnel), le Ministre juge "difficile" de définir un "nombre idéal" de médecins. Il privilégie la "flexibilité" et l'évaluation des mesures mises en place sur le court terme.
- En conclusion, le Ministre a exposé une feuille de route axée sur la formation, la réorganisation territoriale et la modernisation du système de santé, tout en reconnaissant les défis complexes et les interdépendances internationales.