Briefing Document : Rapport du Défenseur des Droits sur l'ANEF
Date de publication du rapport : 27 novembre 2024 (date figurant sur le document)
Source : Défenseur des Droits (France) - Rapport : L’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF) : une dématérialisation à l’origine d’atteintes massives aux droits des usagers
Objet : Analyse des principaux thèmes, idées et faits saillants du rapport du Défenseur des Droits concernant l'impact de la plateforme numérique ANEF sur les droits des étrangers en France.
Introduction :
Le Défenseur des Droits a publié un rapport alarmant concernant l'Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), une plateforme mise en place pour dématérialiser les demandes de titres de séjour.
Alors que l'objectif initial était de simplifier l'accès aux droits, le rapport met en lumière une réalité préoccupante : la dématérialisation, dans ses modalités actuelles de conception et de mise en œuvre, est à l'origine d'atteintes massives aux droits des usagers étrangers. Le Défenseur des Droits, s'appuyant sur un nombre croissant de réclamations, dresse un bilan critique et formule des recommandations pour remédier à cette situation.
I. La dématérialisation du dépôt des demandes de titres de séjour : un objectif non atteint et source de dysfonctionnements
Le rapport constate que la réforme, loin de simplifier l'accès aux droits, a engendré de nouvelles difficultés et aggravé certaines préexistantes.
A. Limites et dysfonctionnements affectant le dépôt et l’instruction des demandes de titres de séjour :
Bugs techniques persistants : Le rapport souligne la récurrence de problèmes techniques empêchant les usagers de déposer leur demande en ligne.
Un exemple cité est l'impossibilité de déposer une nouvelle demande si le système n'enregistre pas la remise du titre précédent, même si celle-ci a bien eu lieu.
"Cette difficulté, déjà soulignée par le Défenseur des droits dans sa décision n°2022-061, a perduré bien au-delà."
D'autres bugs incluent la perte de mot de passe sans possibilité de récupération, l'impossibilité de consulter les messages de l'administration, et la non-prise en compte de pièces transmises.
Choix de conception sources de difficultés
:Impossibilité de réaliser simultanément plusieurs démarches :
Un usager ne peut pas déposer plusieurs demandes de titres de séjour sur des fondements différents via l'ANEF.
Par exemple, un étudiant ne peut pas demander le renouvellement de son titre et une demande pour raisons médicales en parallèle.
"Une première limite de l’ANEF, telle qu’elle a été conçue, réside dans l’impossibilité de réaliser simultanément plusieurs démarches via ce téléservice."
Difficultés de rectification ou d'annulation des demandes :
Il est complexe pour les usagers de rectifier des erreurs, de compléter leur dossier avec des pièces supplémentaires (notamment volumineuses ou non sollicitées initialement), ou d'annuler une demande en cours.
Fermetures automatiques de dossiers : Le système clôt automatiquement les dossiers si les pièces complémentaires ne sont pas fournies dans un délai de 30 jours, même en cas de difficultés techniques signalées par l'usager.
Impensés préjudiciables à certains publics vulnérables :Bénéficiaires d'une protection internationale (BPI) : Des difficultés spécifiques sont rencontrées par les BPI, notamment l'impossibilité pour les parents de mineurs réfugiés sans numéro étranger de déposer leur demande via l'ANEF.
"En effet, il semble que les parents de mineurs reconnus réfugiés ou bénéficiaires de la protection subsidiaire en leur nom propre ne puissent pas, lorsqu’ils sont dépourvus de numéro étranger, déposer leur demande de titre sur l’ANEF, alors même que l’arrêté du 29 mars 2022 le leur impose."
Les mineurs ayant obtenu une protection et atteignant la majorité sont également concernés.
Victimes de violences sexistes et sexuelles, de traite et de proxénétisme : Des besoins d'accompagnement spécifiques pour ces victimes ne sont pas suffisamment pris en compte dans le dispositif actuel.
Déploiement parcellaire, source de confusion pour les usagers : La liste des titres de séjour concernés par l'obligation de passer par l'ANEF a été élargie progressivement par plusieurs arrêtés, sans réelle lisibilité pour les usagers.
De nombreuses catégories de titres restent exclues de la plateforme, créant de la confusion quant à la procédure à suivre.
"Depuis l’adoption du décret du 24 mars 2021, quatre arrêtés ont été pris sur son fondement, élargissant progressivement – et sans réelle lisibilité pour les usagers – la liste des catégories de titres de séjour pour lesquels la demande doit être effectuée sur l’ANEF."
II. Des atteintes graves et massives aux droits des usagers
Les dysfonctionnements de l'ANEF entraînent des conséquences directes et significatives sur les droits des étrangers.
Ruptures de droits au séjour : L'impossibilité de déposer ou de finaliser une demande, de répondre à des demandes de pièces, ou la fermeture arbitraire de dossiers peuvent conduire à la perte du droit au séjour et de tous les droits qui y sont attachés (travail, prestations sociales, etc.).
"Dès lors qu’une personne se trouve empêchée d’accéder à une démarche ou de la finaliser (...), elle risque de subir une rupture de son droit au séjour et de tous les droits qui y sont attachés."
Augmentation des réclamations au Défenseur des Droits :
Le nombre de réclamations relatives aux droits des étrangers a explosé depuis le déploiement de l'ANEF, passant de 10% des saisines en 2019-2020 à 28% en 2023 et prévoyant plus d'un tiers en 2024.
"Cet accroissement, en à peine quatre ans, de près de 400 % des réclamations relatives aux droits des étrangers reçues par le Défenseur des droits, est sans commune mesure avec l’augmentation tendancielle du nombre total de saisines du Défenseur des droits."
Difficultés rencontrées même par les étrangers en situation régulière : Les problèmes ne concernent pas uniquement les primo-arrivants, mais aussi des personnes établies en France depuis de nombreuses années, y compris les titulaires de cartes de résident de 10 ans, notamment lors du renouvellement de leurs titres.
Non-priorisation des situations urgentes : Contrairement aux attentes, l'ANEF ne facilite pas l'identification et le traitement prioritaire des situations urgentes, qui reposent toujours largement sur les sollicitations externes (usagers, associations, Défenseur des Droits, tribunaux administratifs).
III. Les causes profondes des dysfonctionnements de l'ANEF
Le rapport met en évidence des problèmes de conception et de mise en œuvre de la plateforme.
Manque d'anticipation et de concertation : Dès 2019, la Direction interministérielle du numérique (DINUM) avait pointé des problèmes de gouvernance et un manque d'anticipation concernant l'arrêt de l'ancien système (AGDREF) et la reprise des données.
"Elle a surtout relevé « l’absence de prise en compte à la hauteur des enjeux d’un aspect clé du programme : l’arrêt de l’ancien applicatif (Agedref) et la reprise subséquente des données de gestion. Aucune organisation spécifique de projet n’était prévue ou préparée à cet effet. »"
Ces avertissements semblent avoir été insuffisamment pris en compte, contribuant aux problèmes techniques actuels liés à la gestion des bases de données.
Phase d'expérimentation insuffisante : Une phase d'expérimentation plus longue et concertée aurait pu permettre d'identifier et de résoudre en amont de nombreux bugs récurrents.
Choix techniques limitatifs : L'impossibilité d'effectuer plusieurs démarches simultanément est un choix de conception majeur qui entrave l'exercice des droits.
Déploiement progressif et illisible : Le calendrier de déploiement de l'ANEF n'a pas été respecté, et la manière dont les différentes catégories de titres ont été intégrées manque de clarté pour les usagers.
IV. L'insuffisance des dispositifs d'accompagnement et de la solution de substitution
Le rapport critique l'efficacité des mesures mises en place pour aider les usagers en difficulté avec l'ANEF.
Le Centre de Contact Citoyen (CCC) : Bien que destiné à assister les usagers, le CCC est souvent inefficace pour résoudre les blocages techniques et son rôle est mal compris par les usagers. Il ne fournit pas toujours d'attestation explicite des blocages rencontrés, ce qui limite l'accès à la solution de substitution.
Les Points d'Accueil Numérique (PAN) : Leur existence et leur rôle ne sont pas suffisamment connus, et leur fonctionnement est hétérogène selon les préfectures. Souvent animés par des volontaires en service civique, ils ne disposent pas toujours des compétences juridiques nécessaires.
De plus, leur accès peut être complexe (prise de rendez-vous en ligne parfois obligatoire), et ils sont sollicités à la fois par les personnes en difficulté avec le numérique et par celles confrontées à des bugs de l'ANEF, limitant leur capacité d'accompagnement réel.
"La Cour des comptes note également, dans son rapport de novembre 2023 relatif à la capacité d’action des préfets45, que la prise de rendez-vous au PAN ne peut parfois s’effectuer que par internet, « ce qui conduit à douter de l’intérêt même du service »."
La solution de substitution (dépôt non dématérialisé) : Si une solution de substitution (rendez-vous physique, envoi postal ou électronique) est théoriquement prévue en cas de dysfonctionnement de l'ANEF, son accès est en réalité très difficile. Les modalités de prise de rendez-vous ne sont pas clairement indiquées sur les sites préfectoraux, et les usagers doivent souvent prouver un blocage technique constaté par le CCC ou le PAN, ce qui n'est pas toujours aisé à obtenir. "Deux ans après la décision du Conseil d’État, il reste difficile d’évaluer l’effectivité de cette solution de substitution. Cependant, le fait que les services du Défenseur des droits, et tout particulièrement ses délégués, soient quotidiennement saisis de réclamations de personnes ne parvenant à déposer leur demande sur l’ANEF en raison d’un dysfonctionnement de ce téléservice tend à indiquer que le dépôt hors ANEF demeure très difficile d’accès."
V. Conséquences sur l'accès aux droits sociaux et professionnels
Les difficultés liées à l'obtention ou au renouvellement des titres de séjour via l'ANEF ont des répercussions sur l'accès aux droits sociaux et professionnels.
Les attestations provisoires de séjour (attestations de prolongation d'instruction, de décision favorable) ne sont pas toujours reconnues par les organismes sociaux et les employeurs, faute d'une information claire et d'une mise à jour des textes réglementaires.
"En second lieu, il faut souligner que nombre de droits sociaux sont subordonnés à une condition de régularité de séjour et que, dans la plupart des cas, des listes fixées au niveau réglementaire recensent de façon exhaustive les documents susceptibles de justifier de cette condition.
Dans ce contexte, il apparaît que des défauts de coordination entre les nouvelles dispositions du CESEDA relatives à ces documents provisoires et certains textes, doublés d’un manque d’information global24 sur la valeur juridique de ces nouveaux documents, ont pour effet d’affecter l’accès aux droits sociaux des personnes concernées."
VI. Recommandations du Défenseur des Droits
Le Défenseur des Droits formule une série de recommandations visant à garantir un accès effectif aux droits pour les étrangers et à faire de l'ANEF un outil réellement utile.
Recommandations générales :
Recommandation 1 : Intégrer dans le CESEDA le droit à un accès omnicanal pour toutes et tous, permettant de réaliser toute démarche par un canal non dématérialisé sans condition préalable.
Recommandation 2 : Améliorer l'information des usagers sur les procédures et les dispositifs d'accompagnement.
Recommandation 3 : Évaluer régulièrement l'impact de la dématérialisation sur l'accès aux droits.
Recommandations concernant l'ANEF :
Recommandation 4 : Modifier le téléservice pour permettre la réalisation simultanée de plusieurs démarches, la rectification ou l'annulation des demandes, le dépôt de pièces volumineuses, etc.
Recommandation 5 : Améliorer la gestion des attestations provisoires de séjour (édition, contenu, automatisation du renouvellement).
Recommandation 6 : Organiser des consultations régulières avec les utilisateurs de l'ANEF.
Recommandation 7 : Clarifier le contenu et la valeur juridique des attestations provisoires de séjour en modifiant les articles du CESEDA concernés.
Recommandations pour les publics vulnérables :
Recommandation 8 : Régler les difficultés spécifiques rencontrées par les BPI (accès à l'ANEF, délivrance d'attestations).
Recommandation 9 : Apporter un appui spécifique aux victimes de violences sexistes et sexuelles, de traite et de proxénétisme en préfecture.
Recommandations concernant les services d'accompagnement :
Recommandation 10 : Faire évoluer les missions du CCC (renforcement des prérogatives, attestation des blocages, information sur la solution de substitution).
Recommandation 11 : Faire évoluer les missions du PAN (recentrage sur l'accompagnement, accès non dématérialisé, signalement des demandes déposées, moyens humains formés).
Recommandation 12 : Doter chaque préfecture d'un service d'accompagnement téléphonique pour les personnes ne pouvant se déplacer ou utiliser l'outil numérique.
Recommandation 13 : Permettre aux structures d'accompagnement identifiées par la préfecture de disposer d'adresses électroniques utilisables pour réaliser des démarches sur l'ANEF pour le compte de plusieurs usagers.
Recommandation concernant les moyens alloués aux préfectures :
Recommandation 14 : Renforcer durablement les moyens humains affectés aux préfectures pour traiter les demandes et accompagner les usagers.
Conclusion :
Le rapport du Défenseur des Droits met en lumière les conséquences négatives majeures de la dématérialisation des demandes de titres de séjour via l'ANEF dans sa configuration actuelle.
Les dysfonctionnements techniques, les choix de conception problématiques et l'insuffisance des dispositifs d'accompagnement entraînent des atteintes massives aux droits des étrangers en France.
Le Défenseur des Droits insiste sur la nécessité d'adopter des mesures urgentes, notamment la reconnaissance d'un droit à un accès omnicanal et l'amélioration significative de l'ANEF et des services de soutien, afin de garantir l'accès au service public et l'effectivité des droits de toutes et tous.