La Créativité : Perspectives Croisées des Neurosciences, de l'Art, de la Musique et de l'Intelligence Artificielle
Résumé
Ce document de synthèse analyse les thèmes et les arguments clés d'une table ronde sur la créativité, réunissant des experts en neurosciences, composition musicale, arts plastiques et intelligence artificielle.
La discussion s'articule autour d'un cadre conceptuel définissant la créativité humaine selon quatre dimensions : la nouveauté, l'adéquation, l'authenticité et l'agentivité.
Les intervenants explorent comment ces dimensions se manifestent dans leurs domaines respectifs.
En intelligence artificielle, la créativité émerge par des mécanismes de curiosité et des algorithmes évolutionnistes, permettant à des robots de découvrir de manière autonome des solutions nouvelles et efficaces à des problèmes complexes, comme le démontrent les exemples du jeu de Go ou de l'apprentissage moteur.
Dans le domaine artistique et musical, la créativité oscille entre la génération au sein de contraintes strictes (l'algorithme de composition de Mozart) et la transgression délibérée des conventions pour créer de l'inédit (l'hybridation chez Beethoven).
Les bases neuroscientifiques révèlent le rôle central du cortex préfrontal, qui agit comme un moniteur capable d'inhiber des stratégies inefficaces pour laisser émerger de nouvelles solutions issues de la mémoire.
Enfin, des exemples tirés du monde animal, notamment le poulpe et sa capacité de camouflage et de ruse ("métis"), suggèrent que la créativité est un phénomène plus large que l'activité purement humaine.
La discussion conclut sur les limites actuelles de l'IA, qui excelle à produire des surfaces cohérentes mais peine encore à générer des œuvres dotées de la profondeur structurelle et de l'authenticité caractéristiques de la création humaine.
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1. Un Cadre Théorique pour la Créativité
Étienne Koechlin, neuroscientifique, propose un modèle standard pour décomposer le concept de créativité en quatre dimensions fondamentales.
Ce cadre sert de référence tout au long de la discussion pour analyser les différentes manifestations de la créativité.
Dimension
Description
Concepts Clés
Cognitives
Nouveauté
La capacité à produire quelque chose qui n'existait pas auparavant. Cette possibilité est inhérente même aux systèmes formels les plus fermés, comme le démontre le théorème de Gödel.
Génération, innovation, possibilité de l'inédit.
Adéquation
La production nouvelle doit être pertinente par rapport à un contexte externe. Cela peut être la solution à un problème, ou une œuvre d'art qui résonne avec un public.
Évaluation, pertinence, contexte, originalité (articulation nouveauté/adéquation).
Conatives
Authenticité
L'acte créatif est l'expression d'un individu, souvent issue d'un déséquilibre interne (insatisfaction, état extatique).
Le créateur cherche à répondre à ce déséquilibre.
Expression individuelle, déséquilibre interne, énergie créatrice.
Agentivité
La créativité est une action visant à transformer ou influencer le monde. Il y a une volonté d'être effectif, d'avoir un impact.
Action, volonté, transformation du monde, effectivité.
Koechlin souligne que ces dimensions peuvent être présentes à des degrés divers selon l'activité (humaine, animale ou artificielle).
Par exemple, une IA comme AlphaGo fait preuve de nouveauté et d'adéquation (coups créatifs pour gagner), et d'une forme d'agentivité (interagir avec un joueur humain), mais son authenticité est considérée comme très réduite.
2. La Créativité dans les Systèmes Artificiels
Pierre-Yves Oudeyer, chercheur en IA, présente comment des machines peuvent générer des comportements et des connaissances à la fois nouveaux, pertinents et efficaces, remplissant ainsi plusieurs critères de la créativité.
2.1. La Curiosité comme Moteur de l'Exploration
Le travail de l'équipe de P-Y. Oudeyer se concentre sur la modélisation de la curiosité, comprise comme le mécanisme poussant un agent (enfant ou robot) à explorer spontanément son environnement.
• Apprentissage Autonome : Un robot quadrupède, initialement sans connaissance de son corps ou de l'environnement, apprend par expérimentation.
Guidé par des algorithmes de curiosité, il teste des actions (bouger ses membres, vocaliser) et observe les résultats.
• Découverte de Régularités : Le robot découvre progressivement des relations de cause à effet : pousser un objet avec son bras le fait bouger, vocaliser vers un autre robot provoque une imitation.
Cette exploration, motivée par la curiosité, le mène à découvrir les interactions sociales.
Étienne Koechlin relie cette approche à la recherche en neurosciences sur les moteurs de l'action.
Il oppose deux visions : l'action pour accumuler des ressources (récompenses) et l'action pour acquérir de l'information et améliorer ses modèles internes du monde.
La curiosité est au cœur de cette seconde vision : on agit là où l'on pense pouvoir apprendre le plus.
2.2. Algorithmes Évolutionnistes et Apprentissage par Renforcement
Des algorithmes inspirés de l'évolution biologique permettent de générer des solutions créatives que des ingénieurs n'auraient pas envisagées.
• Créatures Virtuelles : Dans une simulation, des "créatures" composées de cellules virtuelles (muscles, cellules rigides) sont générées aléatoirement.
Un critère de "fitness" (capacité à avancer vite) est défini.
Les créatures les plus performantes sont sélectionnées, leurs "gènes" sont mutés aléatoirement pour créer une nouvelle génération.
Au fil des générations, des formes de corps et des stratégies de locomotion efficaces et inattendues émergent.
• Robots Physiques : Un robot physique apprend à se déplacer par essais et erreurs (apprentissage par renforcement). Initialement, ses mouvements sont aléatoires et maladroits.
En quelques minutes, il découvre comment se retourner, puis se mettre sur ses pattes et marcher de manière robuste, capable de réagir aux perturbations.
La stratégie de mouvement finale n'a pas été programmée par un humain, mais découverte par le robot lui-même.
Ces mêmes méthodes sont à la base des succès d'AlphaGo, qui a produit des coups jugés "hautement créatifs" par les experts humains.
3. La Créativité dans la Pratique Artistique
Les intervenants issus des domaines de la musique et des arts plastiques illustrent la tension créative entre la contrainte et la liberté, et entre la tradition et l'innovation.
3.1. Musique : Algorithmes et Transgressions
Le compositeur Floris Guédy présente deux modèles de création musicale :
• Le Jeu de Dés de Mozart : Un système algorithmique pour composer des menuets.
En lançant des dés, on sélectionne des mesures pré-écrites dans une matrice.
Bien que basé sur le hasard, le système est ultra-contraint par des règles d'harmonie tonale (fonctions harmoniques : sujet, verbe, complément).
Le résultat est toujours cohérent et varié, générant des milliards de combinaisons possibles.
Ce système peut être généralisé pour simuler, avec le même modèle de base, les styles de compositeurs ultérieurs (Schumann, Debussy) en changeant simplement les paramètres.
• L'Hybridation chez Beethoven : L'analyse des brouillons de la 30ème sonate pour piano montre un processus créatif différent. Beethoven oppose deux éléments musicaux (A : monodique et piqué ; B : accords liés) et crée un troisième élément (C) en hybridant leurs caractéristiques.
Ses carnets révèlent un processus de recherche active, d'essais et d'erreurs pour trouver le contraste maximal rendant l'hybridation la plus audible possible.
Pour F. Guédy, ce type de créativité, qui consiste à "casser les conventions" d'une infinité de manières possibles, est difficilement simulable par une IA qui cherche plutôt à reproduire ce qui est statistiquement probable.
3.2. Arts et Artisanat : Co-création et Matière Active
Patricia Ribault, spécialiste en arts plastiques, met en lumière la créativité dans les processus de "faire" et les interactions.
• La Co-création à Murano : Lors d'un workshop, des étudiants en design présentent des dessins aux maîtres verriers de Murano.
Les artisans, confrontés à des formes qui dépassent leur savoir-faire traditionnel, doivent inventer de nouvelles techniques.
Ce moment de "cocréation" pousse les techniques traditionnelles au-delà de leurs limites.
• La Matière Active ("Active Matter") : Elle décrit son travail au sein du cluster d'excellence "Matters of Activity", où des chercheurs de toutes disciplines (scientifiques, ingénieurs, designers) étudient des pratiques comme le filtrage, le tissage ou la découpe sous l'angle de la matière elle-même comme agent actif.
• Visualisation de la Neuroplasticité : Elle présente le projet "Brain Roads", une collaboration entre artistes, designers et neurochirurgiens visant à visualiser la complexité de la plasticité cérébrale.
Face aux limites des imageries traditionnelles (tractographie), les artistes proposent de nouveaux modèles graphiques (inspirés des cartes de métro, des voxels) pour mieux guider le geste du chirurgien et représenter l'expérience des patients en chirurgie éveillée.
4. Les Bases Biologiques et Neuroscientifiques
La discussion explore les mécanismes cérébraux sous-jacents à la créativité humaine ainsi que ses manifestations dans le monde animal.
4.1. Le Rôle du Cortex Préfrontal
Étienne Koechlin explique que le cortex préfrontal est la région clé qui "autorise" la créativité chez l'homme.
• Le Mécanisme de Contrôle et d'Ouverture : Cette région du cerveau monitore en permanence nos comportements et stratégies mentales.
Lorsqu'une stratégie est jugée non pertinente ou inefficace, le cortex préfrontal l'inhibe.
Cette inhibition permet à de nouvelles options, issues d'un "remixage" contextualisé de la mémoire à long terme, d'émerger.
• Gestion de la Propre Limitation : Le système est conçu pour prendre en compte sa propre limitation. Il accepte de "perdre le contrôle" pour permettre l'émergence de la nouveauté.
Les nouvelles options sont ensuite évaluées : si elles sont probantes, elles sont confirmées et consolidées en mémoire, enrichissant le répertoire de l'individu pour de futures créations.
• L'Exemple du Test des 9 Points : Ce test classique illustre le processus.
Pour relier 9 points avec 4 segments de droite sans lever le crayon, il faut abandonner des modèles mentaux implicites (ne pas sortir du carré, ne pas repasser sur un trait).
La solution émerge lorsqu'on transgresse ces règles auto-imposées.
4.2. La Créativité Animale : Le Poulpe et la "Métis"
Patricia Ribault utilise l'exemple du poulpe pour illustrer une forme d'intelligence créative non-humaine, la "métis" (la ruse), théorisée par Marcel d'Étienne et Jean-Pierre Vernand.
• Un Être sans Structure Rigide : Le poulpe peut prendre et perdre forme, ce qui lui confère une plasticité exceptionnelle.
• Maître du Camouflage : Sa créativité s'exprime dans sa capacité à interagir avec la perception de l'autre.
Le camouflage n'est pas seulement se fondre, mais "tromper celui ou ceux qui vous regardent". Il peut être défensif ou offensif (hypnotiser une proie).
• Le "Mimic Octopus" : Cette espèce est capable non seulement de se camoufler mais de changer son comportement pour imiter d'autres animaux en fonction de la situation.
• La Métis comme Forme de Créativité : La métis est décrite comme une "intelligence à l'œuvre dans le devenir", utilisant "la prudence, la perspicacité, la promptitude", mais aussi "la ruse, voire le mensonge".
L'être "amétis", comme le poulpe, est "insaisissable" et capable de "retourner constamment des situations".
5. Thèmes Transversaux et Conclusion
La discussion finale aborde plusieurs questions clés sur la nature de la créativité et les distinctions entre l'humain et la machine.
• Authenticité et Subjectivité : La question de l'authenticité reste la plus difficile à attribuer aux IA.
L'authenticité humaine est liée à un déséquilibre interne et à une intention expressive.
Les IA peuvent simuler une forme de subjectivité primaire (en ayant des modèles de leurs propres connaissances), mais l'expressivité profonde reste un attribut humain.
• Hasard et Contrainte : Le hasard est une composante essentielle du fonctionnement cérébral, notamment via le "bruit neuronal" qui augmente lorsque les modèles du monde sont mis en défaut, ouvrant le "champ des possibles".
Cependant, comme le montre le jeu de Mozart, un hasard apparent peut opérer au sein de contraintes très fortes.
La créativité réside dans ce jeu entre ouverture (pensée divergente) et fermeture (pensée convergente).
• Les Limites Actuelles de l'IA : Une anecdote est partagée sur une IA chargée d'improviser dans le style de L'Art de la Fugue de Bach.
Le résultat était bluffant en surface ("la chair"), mais ignorait complètement la structure fondamentale de l'œuvre.
De même, un texte rédigé par une IA est décrit comme "très fluide", "cohérent en surface", mais sans "corps" ni profondeur sémantique.
• Sérendipité : Il est souligné que la créativité ne peut pas être planifiée.
Elle émerge souvent de la sérendipité : la découverte de quelque chose d'intéressant par hasard en cherchant autre chose.
Pour être efficace, la sérendipité nécessite cependant une capacité de reconnaissance de ce qui est intéressant, ce qui renvoie à la subjectivité et au modèle interne du créateur.