'Écoute dans le Développement Humain : Une Analyse de la Perspective de la Professeure Elinor Ochs
Résumé Analytique
Ce document de synthèse analyse les arguments principaux de la professeure Elinor Ochs concernant le rôle sous-estimé de l'écoute dans le développement de l'enfant.
La thèse centrale est que les études développementales dominantes, principalement menées dans les sociétés occidentales post-industrielles, se sont concentrées de manière excessive sur la production de la parole par l'enfant dans des contextes dyadiques (parent-enfant), tout en négligeant la compétence cruciale de l'écoute, en particulier l'écoute incidente ("overhearing") au sein d'interactions multipartites.
En s'appuyant sur des décennies de recherche ethnographique, notamment son travail fondateur au Samoa, Ochs démontre que dans de nombreuses sociétés, les enfants sont socialisés dès leur plus jeune âge pour devenir des auditeurs compétents au sein de conversations de groupe.
Cette "formation" à l'écoute est facilitée par des "affordances" culturelles spécifiques, telles que l'architecture ouverte des habitations, les postures corporelles qui orientent l'enfant vers l'espace public, et une économie domestique qui valorise la continuité générationnelle et les ressources partagées.
En contraste, le modèle occidental, avec ses espaces privés et son accent sur l'individualisme économique, favorise des interactions dyadiques centrées sur l'enfant, amplifiant son rôle de locuteur plutôt que d'auditeur.
En conclusion, la professeure Ochs soutient que les interactions multipartites offrent des avantages développementaux uniques, exposant les enfants à une plus grande diversité de locuteurs, de perspectives et de variétés linguistiques.
Ses recherches remettent en question l'universalité des modèles actuels d'acquisition du langage et appellent à une réévaluation du rôle de l'écoute comme une compétence socio-culturellement construite, essentielle à l'apprentissage, à la coopération et à l'intégration sociale.
Introduction : La Perspective d'une Anthropologue Linguistique
La professeure Elinor Ochs, de l'UCLA, est une anthropologue linguistique qui combine les disciplines de la linguistique et de l'anthropologie.
Sa méthodologie principale est le travail de terrain ethnographique, utilisant des enregistrements audio et vidéo pour documenter de manière détaillée comment la communication façonne les situations sociales, les relations et les modes de pensée.
• Domaine de spécialisation : Elle a co-créé le sous-domaine de la "socialisation langagière", qui postule qu'en apprenant une langue, les enfants acquièrent simultanément une compétence socioculturelle pour devenir une "personne" au sein de leur communauté.
• Expérience de recherche :
◦ Samoa (1978-1988) : Étude longitudinale sur l'acquisition du langage chez de jeunes enfants dans un village rural.
◦ États-Unis (années 80 et 2000) : Recherches sur les différences de classe sociale dans le discours de résolution de problèmes et une étude interdisciplinaire à grande échelle documentant la vie de 32 familles de la classe moyenne.
◦ Autisme (depuis 1997) : Étude des pratiques communicatives des enfants sur le spectre autistique à la maison et à l'école.
Le Paradigme Dominant dans les Études Développementales : La Primauté de la Parole sur l'Écoute
La professeure Ochs commence par un constat : bien que la parole et l'écoute soient deux pratiques communicatives universelles, la parole reste de loin l'objet d'intérêt principal dans tous les domaines qui étudient le langage. L'accent est mis sur la production du langage, et non sur le processus qui distingue l'audition de l'écoute.
Les Limites des Études Quantitatives
Les études quantitatives sur le développement du langage chez l'enfant se concentrent sur la langue produite par l'enfant, souvent réduite au nombre de mots.
Une préoccupation majeure du public, notamment concernant les différences socio-économiques ("word gap"), est née de ces études.
• Le Modèle Dyadique : La généralisation dominante est que "plus un enfant entend de mots qui lui sont directement adressés, plus son vocabulaire sera étendu".
• Conditions Idéales Supposées : Ce modèle repose sur des conditions très spécifiques :
1. L'enfant est l'allocutaire principal dans une conversation dyadique (un locuteur, un auditeur).
2. L'interaction est en face à face.
3. Le langage utilisé est simplifié et affectif (langage adressé à l'enfant ou "parler bébé").
• La Négation de l'Écoute Incidente : Dans ce cadre, l'écoute de conversations d'autres personnes ("overhearing") est considérée comme ayant "peu ou pas de bénéfice développemental".
• Biais Culturel : Ces études sont principalement situées dans des sociétés occidentales post-industrielles, avec très peu de recherches menées dans des sociétés aux économies sociopolitiques différentes.
Un Modèle Alternatif : L'Apprentissage par l'Écoute en Contexte Multipartite
La thèse centrale de la professeure Ochs, étayée par des recherches ethnographiques, est qu'un autre modèle d'apprentissage existe et est courant dans de nombreuses sociétés.
Arguments Clés
Argument
Description
Argument 1
Les études développementales valorisent les conversations dyadiques fréquentes où le jeune enfant est locuteur ou allocutaire principal, motivant des interventions éducatives dans le monde entier.
Argument 2
Des études ethnographiques montrent que dans certaines sociétés, les nourrissons et les tout-petits participent régulièrement à des conversations multipartites en tant qu'auditeurs incidents légitimes ("legitimate overhearers") ou participants secondaires.
Argument 3
Qu'ils soient immergés dans des contextes multipartites ou dyadiques, les enfants neurotypiques acquièrent le langage avec succès dans différents contextes socioculturels.
Argument 4
Les interactions multipartites possèdent leurs propres affordances développementales, exposant les enfants à une diversité de locuteurs, de perspectives et de variétés linguistiques, et leur apprenant à adapter leur discours à différents interlocuteurs ("recipient design").
Argument 5
Les compétences d'écoute sont renforcées dès la petite enfance par des alignements corporels multipartites tournés vers l'extérieur et par des environnements construits ouverts qui offrent un accès auditif et visuel aux espaces publics.
Étude de Cas Ethnographique : Le Village Samoan
Le travail de terrain de la professeure Ochs au Samoa, il y a près de 50 ans, constitue la principale source de données pour son argumentaire.
Contexte Linguistique et Social
• Langue Complexe : La langue samoane est ergative, avec des ordres de mots multiples, deux registres phonologiques, et un vocabulaire de respect complexe.
• Société Hiérarchique : La société est structurée avec des personnes titrées (grands chefs, orateurs) et non titrées.
• Absence de "Parler Bébé" : Les soignants n'utilisent généralement pas de langage simplifié ou de "parler bébé" avec les nourrissons. Ils n'étiquettent pas les objets et posent rarement des questions dont ils connaissent la réponse.
• Apprentissage Immersif : Les enfants acquièrent le samoan parlé en étant au milieu d'interactions multipartites.
Les Affordances Environnementales et Corporelles pour l'Écoute
Ochs identifie deux types principaux d'affordances qui favorisent une culture de l'écoute.
1. Environnements Construits Ouverts :
◦ Les maisons traditionnelles samoanes n'ont ni murs extérieurs ni murs intérieurs. L'espace est ouvert, avec des nattes en feuilles de cocotier pour l'ombre.
◦ Les maisons sont regroupées en concessions familiales ouvertes et proches de la route principale, donnant accès aux conversations publiques.
◦ Les interactions simultanées à l'intérieur et à l'extérieur de la maison sont courantes, et les habitants sont habitués à écouter plusieurs conversations à la fois.
◦ En revanche, les maisons de style européen (coloniales), bien que prestigieuses, sont murées, rectangulaires et moins appréciées car elles limitent l'accès auditif et sont très chaudes.
2. Alignements Corporels Orientés vers l'Extérieur :
◦ Nourrissons : Ils sont souvent "nichés" dans les bras d'un soignant (adulte ou aîné) de manière à faire face à l'extérieur, vers l'espace public et la communauté. Ils sont portés sur le dos, sur la hanche, ou assis devant le soignant, regardant dans la même direction que les autres participants.
◦ Enfants plus âgés : Ils doivent s'asseoir en tailleur (ne pas montrer la plante des pieds) et observer activement les personnes à l'intérieur de la maison ainsi que celles sur la route depuis le bord de la maison. Leurs tâches (messagers, service, etc.) les rendent mobiles et actifs dans la communauté.
◦ Le mot samoan pour "respect" (fa'aaloalo) est composé du préfixe fa'a et de alo, qui signifie "visage", impliquant l'idée de "se tourner vers l'autre".
Hypothèses Socio-Économiques et Questions Ouvertes
La professeure Ochs relie ces différents modes d'interaction à la structure économique de la famille.
• Le Modèle de la Continuité Familiale (ex: Samoa) :
◦ Les enfants sont élevés pour soutenir les ressources économiques partagées de la famille et assurer la continuité générationnelle des biens.
◦ Dans ce contexte, "la famille a un investissement pour que l'enfant écoute". L'écoute est une compétence essentielle pour apprendre les dynamiques sociales et économiques du groupe.
◦ Ce modèle favorise la participation de l'enfant en tant qu'auditeur dans des conversations multipartites.
• Le Modèle de l'Indépendance Individuelle (ex: familles néolibérales américaines) :
◦ Les enfants sont élevés pour devenir des individus économiquement indépendants, un héritage culturel où les droits de succession ont été abolis bien avant la révolution industrielle. ◦ L'accent est mis sur le développement rapide de l'enfant en tant qu'individu, ce qui favorise les interactions dyadiques intenses et centrées sur l'enfant.
Questions Centrales pour la Recherche Future
La présentation se termine par une série de questions fondamentales :
1. Les habitats (ouverts ou murés) et les orientations corporelles peuvent-ils influencer la phénoménologie de l'écoute dans la petite enfance ?
2. Ces facteurs socioculturels agissent-ils comme des "amplificateurs culturels" ?
Un habitat privé et clos amplifie-t-il l'écoute en tant qu'allocutaire dyadique, tandis qu'un habitat ouvert amplifie l'écoute en tant que participant secondaire ?
3. Les études développementales actuelles n'examinent-elles qu'une "fraction des possibilités" en matière d'environnements et d'affordances pour l'écoute ?