Note de Synthèse : Les Enfants, Sentinelles des Inégalités d'Exposition aux Contaminations Industrielles et aux Pesticides
Date : 2024-2025 Source : Extraits de "La production sociale des inégalités de santé (14) - Nathalie Bajos", cours de Giovanni Prété.
- Résumé Exécutif : Le sociologue Giovanni Prété, lors du séminaire de Nathalie Bajos sur les inégalités sociales de santé, propose de considérer les enfants comme des "sentinelles des inégalités d'exposition aux contaminations industrielles".
Son exposé démontre comment les dispositifs de réparation des risques industriels, établis au 20ème siècle, reposent sur des postulats discutables : la distinction nette entre contaminations professionnelles et environnementales, et la concentration de la réparation sur les travailleurs adultes, excluant souvent les riverains et les enfants.
Des recherches croissantes documentent les effets des pollutions industrielles sur la santé des enfants et les inégalités sociales qui les traversent, notamment concernant les pesticides.
Prété souligne que la production de connaissances et la reconnaissance des maladies pédiatriques liées à ces expositions sont entravées par des obstacles méthodologiques, politiques et sociaux, notamment la difficulté à établir la causalité, le manque de données fines, et le sentiment de culpabilité des familles.
Thèmes Principaux et Idées Clés :
1. La Contamination du Monde et l'Émergence d'un Nouvel Univers Chimique :
- L'industrialisation a conduit à une augmentation sans précédent de la production de richesses, mais aussi à une "diffusion massive de substances polluantes contaminant la vie humaine et la vie non-humaine." (Prété, citant Jarig et Lerou)
- La production chimique de synthèse a explosé : "multipliée par 1000 en tonnages entre 1930 et 2000, puis par depuis 2000". Il y aurait "aujourd'hui 194 millions de molécules publiées dont probablement 100 000 environ commercialisées en Europe." (Prété, citant Remy Sama)
- Cette contamination entraîne des pathologies chroniques, difficiles à dénombrer précisément en raison de leur non-spécificité et des "temps de latence longs" (plusieurs décennies).
2. Les Postulats Discutables des Dispositifs de Réparation Historiques :
- Cloisonnement Santé Environnementale / Santé au Travail : Les dispositifs de réparation (accidents du travail 1898, maladies professionnelles 1919) reposent sur une distinction rigide entre maladies professionnelles et environnementales, excluant le travail de l'environnement.
- Conséquence concrète : les modes de réparation diffèrent. Un travailleur exposé au mercure peut bénéficier d'une présomption d'origine, tandis qu'un riverain exposé à la même substance via l'eau doit engager des "démarches civiles bien plus longues à faire aboutir et bien plus incertaines."
- Ce cloisonnement se manifeste également dans l'organisation des politiques de prévention (inspection du travail vs. inspecteurs des installations classées).
- Exclusion des Enfants des Dispositifs de Réparation : Historiquement, les enfants travailleurs étaient reconnus comme victimes de l'industrialisation (ex: étude de Percival Pott sur le cancer du scrotome des ramoneurs en 1775, loi sur les ramoneurs en 1788).
- Cependant, à mesure que les enfants ont été progressivement exclus du monde professionnel (interdictions successives du travail des enfants en France : moins de 8 ans en 1841, moins de 13 ans en 1890, moins de 16 ans en 1967), ils ont été "de moins en moins considérés comme des victimes des transformations du travail via l'industrialisation et leurs expositions et réparations sont écartées des dispositifs assurantiels mis en place en France en 1998 et en 1919."
3. Les Enfants comme Sentinelles et les Effets des Contaminations Industrielles sur leur Santé :
- Vulnérabilité Spécifique des Enfants :Les expositions in utero sont "préoccupantes pour le futur en développement" car c'est une "période de sensibilité accrue aux agents tératogènes et aux expositions environnementales" qui peuvent influencer la santé à l'âge adulte (concept de l'origine développementale de la santé des maladies, David Barker).
- Après la naissance, les jeunes enfants sont plus exposés aux contaminants (temps passé au sol, ingestion d'objets) et ont un "apport plus élevé en nourriture, en eau et en air par unité de poids corporel", rendant les faibles expositions potentiellement très impactantes.
- Preuves Scientifiques Croissantes : Il est "admis aujourd'hui le rôle étiologique c'est-à-dire causal des expositions prénatales ou infantiles à certains facteurs de risque dit environnementaux mais qui incluent des facteurs professionnels" pour des pathologies comme les leucémies infantiles (radiations ionisantes, radon, pesticides, solvants).
- Inégalités Sociales Face aux Maladies Pédiatriques Industrielles :Inégalités d'exposition : "les populations socio-économiquement défavorisées et les populations minoritaires supportent en général un fardeau disproportionné de l'exposition aux pollutions industrielles" (ex: corrélation incinérateurs/faibles revenus/immigrés). Ces inégalités peuvent impliquer des "expositions cumulées" (professionnelles, air intérieur, transports). Cependant, certains cas montrent des gradients non univoques (ex: certaines pollutions chimiques persistantes plus fortes chez les mères favorisées).
- Inégalités de vulnérabilité : "les populations socio-économiquement défavorisées et les populations minoritaires sont plus vulnérables aux conséquences d'une exposition à des pollutions industrielles même quand elles sont plus faiblement exposées." Cela s'explique par une moins bonne santé initiale, un moindre recours à la prévention/soins, et une capacité réduite à échapper aux expositions (ex: difficulté à déménager).
- "les enfants pauvres sont victimes d'une double peine" : plus vulnérables à la pollution de l'air en tant qu'enfants, et cette vulnérabilité est "exacerbée par leur statut socio-économique."
4. Controverses et Obstacles à la Reconnaissance :
- Débats sur l'ampleur et la causalité : Il existe des "débats sur l'ampleur de l'augmentation des maladies pédiatriques possiblement lié à des pollutions industrielles et sur le rôle des facteurs environnementaux". La Société française de lutte contre les cancers et les leucémies de l'enfant et de l'adolescent a par exemple affirmé publiquement "qu'il n'y a pas d'épidémie de cancer pédiatrique" et a relativisé le rôle des facteurs environnementaux, en contradiction avec d'autres scientifiques et associations pointant des augmentations dans d'autres pays et l'existence de "clusters inquiétants" (ex: Sainte-Pazanne).
- Difficultés méthodologiques :Mesure de la santé : fragmentation des bases de données en France, absence de registres complets pour certaines pathologies (malformations, problèmes périnataux).
- Mesure de l'environnement : manque de données environnementales "à des échelles suffisamment fines pour pouvoir objectiver des effets de santé et encore moins des inégalités sociales environnementales."
- Obstacles politiques et sociaux à la production de connaissances :Les dangers des pesticides sont connus mais leur diffusion a été justifiée par une "fiction d'action publique" d'utilisation sans risque, basée sur des études de toxicologie.
- Les données épidémiologiques sont arrivées tardivement et se sont concentrées sur les travailleurs masculins permanents, délaissant les femmes, intérimaires, saisonniers, et les expositions indirectes ou les populations difficiles à suivre (migrants, enfants).
- Les industriels et organisations professionnelles "font obstacle délibérément à la circulation de l'information sur les pesticides" (composition exacte des produits, données d'utilisation à l'échelle de la parcelle), rendant la recherche "longue, coûteuse et décourageante".
5. La Traduction Politique Réductrice des Connaissances et la Reconnaissance du Droit des Enfants :
- Limitation des tableaux de maladies professionnelles : Malgré l'accumulation de données épidémiologiques, la création de tableaux de maladies professionnelles liées aux pesticides (cancer du sang, Parkinson, cancer de la prostate) s'est faite "après à chaque fois des négociations visant à limiter leur périmètre." Ils n'incluent pas toutes les pathologies documentées et, surtout, "ne prennent pas en compte les riverains".
- Marginalisation des riverains : Les mobilisations pour un fonds d'indemnisation de toutes les victimes des pesticides n'ont pas abouti "devant les craintes du gouvernement de voir d'autres victimes environnementales s'en inspirer."
- Création du droit pour les victimes pédiatriques professionnelles :Une avancée majeure : le Fonds d'Indemnisation des Victimes des Pesticides (FIVP) est désormais "chargé d'instruire les demandes de réparation concernant les enfants dont les problèmes de santé pourraient être liés à une exposition professionnelle au pesticides de leurs parents dans la période prénatale."
- Ce droit ne bénéficie pas d'une présomption d'origine ; les familles doivent soumettre une demande évaluée par un groupe d'experts.
- Cette création est liée aux mobilisations associatives et politiques, à l'évolution de la figure de l'enfant dans les sociétés industrielles ("sacralisés" et "valeur plus grande sur le marché de l'assurance", Viviana Zelizer), et aux expertises collectives de l'INCERM (2013, 2021) établissant un "présomption forte de lien entre certaines pathologies (leucémies, tumeurs cérébrales, troubles du neurodéveloppement, malformations congénitales) et l'exposition des parents au pesticides en milieu professionnel."
6. Sous-Déclaration et Obstacles au Recours des Familles :
- Seuls "22 [dossiers] concernés des maladies pédiatriques sur les 1970 dossiers reçus par le fond d'anémisation des victimes des pesticides entre 2020 et 2023", ce qui illustre un phénomène de "non recours au droit et de sous-déclaration et de sous-reconnaissance."
- Facteurs sociaux influençant le parcours de reconnaissance :Faible communication institutionnelle : Le fond a eu une "communication très faible" auprès des associations et professionnels de santé. "Pour activer un droit il faut connaître ce droit."
- Manque d'information des professionnels de santé : Les médecins (oncopédiatres, chirurgiens pédiatriques) informent rarement les familles d'une étiologie professionnelle possible, car ils sont peu formés sur les causes, centrés sur le soin, et "la question de la causalité du fait des incertitudes qu'elle renferme à l'échelle individuelle met des médecins dans une situation inconfortable."
- Inégalités sociales face à la médecine : La capacité des familles à questionner l'étiologie dépend de leurs "ressources sociales et culturelles assez importantes pour réduire la symétrie d'information et de savoir entre les médecins et les patients."
- Enjeux de Responsabilité et de Culpabilité :Les familles médiatisées (Gratalou, Marivin) ont des situations d'exposition "particulières" (exposition accidentelle au glyphosate, exposition salariée en fleuristerie) qui leur offrent des "prises pour construire une représentation limitée (...) de leur responsabilité dans la maladie de leur enfant", facilitant leurs démarches.
- Les "travailleurs indépendants ont un sentiment de responsabilité plus fort et une difficulté plus grande à recourir en fond que les salariés." En particulier, les "exploitants agricoles rencontrés qui ayant utilisé délibérément des pesticides (...) peuvent se refuser à entrer dans une démarche médico-administrative impliquant de reconnaître pour eux-même et pour l'extérieur que leurs pratiques ont pu empoisonner leurs enfants." (Exemple de l'entretien avec une conjointe d'agriculteur).
- La prise en charge institutionnelle (FIVP) et le rôle des associations ou consultations spécialisées peuvent être des "levier[s] direct[s] de déculpabilisation des familles" en politisant les maladies pédiatriques et en soulignant qu'elles sont la "conséquence de choix de développement industriel collectif."
7. Conclusion : Les Enfants, Sentinelles des Politiques Publiques :
Malgré les incertitudes scientifiques et la complexité multifactorielle des phénomènes, les maladies pédiatriques "révèlent des lacunes des politiques de protection des travailleurs et de l'environnement."
"leur mise en évidence les doutes qu'elles soulèvent devraient être une invitation non pas à l'attente à l'inaction mais à une réflexion sur notre dépendance au produits chimiques et à une action collective pour s'en affranchir." (Prété)