Wednesdays : Synthèse et Analyse Approfondie
Résumé Exécutif
Ce document présente une analyse détaillée du jeu vidéo Wednesdays, coédité et coproduit par Arte, sorti le 26 mars 2025 sur PC (Steam et Itch.io).
Conçu par l'auteur et directeur créatif Pierre et l'illustratrice Exaeva, ce jeu narratif aborde les thématiques complexes et sensibles de l'inceste, de la pédocriminalité et des violences intrafamiliales.
Malgré la dureté des sujets, le jeu adopte un ton qualifié de "lumineux et bienveillant".
D'une durée moyenne de deux heures, Wednesdays se distingue par une direction artistique unique, inspirée de la bande dessinée indépendante, où les personnages victimes sont représentés avec des têtes cubiques.
Un pilier central du projet est son accessibilité, pensée à la fois pour les non-joueurs et les personnes en situation de handicap, avec un travail approfondi sur la lisibilité des couleurs et des mécaniques de jeu simplifiées.
Le développement, mené par une petite équipe de sept personnes travaillant à distance, a été marqué par des choix créatifs forts, notamment la création de l'espace de décompression "Orcopark" et une conception sonore immersive qui pallie l'absence de doublage.
Wednesdays se positionne comme une œuvre cherchant à libérer la parole et à utiliser le médium du jeu vidéo comme un outil de prise de conscience et d'écoute.
I. Présentation du Jeu "Wednesdays"
A. Concept et Thématiques Abordées
Wednesdays est un jeu vidéo narratif qui plonge le joueur dans les souvenirs fragmentés de Timothé, un personnage victime d'inceste.
Le but est de reconstituer son histoire en explorant différentes scènes de sa vie, de l'enfance à l'âge adulte. Le jeu traite frontalement de sujets difficiles comme la pédocriminalité et les violences intrafamiliales.
Malgré la gravité de ces thèmes, la démarche des créateurs est de proposer une expérience "lumineuse et bienveillante".
L'approche narrative et visuelle évite toute représentation graphique de la violence, privilégiant la suggestion, la pédagogie et l'émotion.
Des avertissements de contenu (trigger warnings) sont intégrés directement dans le jeu pour permettre aux joueurs de se préserver.
B. Équipe de Développement et Édition
Le jeu est le fruit d'une collaboration entre plusieurs talents de la scène indépendante, sous l'égide d'Arte qui coproduit et coédite des jeux vidéo depuis plus de dix ans.
Membre
Rôle
Contributions Notables
Pierre
Auteur et Directeur Créatif
Conception du projet, écriture du scénario et des dialogues.
Exaeva
Illustratrice
Création de toute la direction artistique, des personnages et des décors.
Virginia
Sound Designer
Conception de l'univers sonore, incluant les gimmicks sonores des personnages.
Florent Morin (The Pixel Hunt)
Éditeur
Accompagnement du projet, gestion administrative, conseils créatifs.
Chris
Programmeur
Développement technique, lui-même concerné par le sujet du jeu.
Nico Novac
Artiste Pixel Art
Création des visuels pour la section "Orcopark".
Dianne
Programmeuse (renfort)
Aide à la programmation sur des aspects spécifiques du jeu.
L'équipe principale de sept personnes a travaillé majoritairement à distance via Discord, sans réunions formelles, démontrant une grande autonomie de chaque membre.
C. Données Clés
Caractéristique
Détail
Date de sortie
26 mars 2025
Plateformes
PC (via Steam et Itch.io)
Durée de jeu moyenne
Environ 2 heures à 2 heures 30
Genre
Jeu narratif, Bande dessinée interactive
II. Direction Artistique et Conception Visuelle
A. Un Style "Bande Dessinée Interactive"
La direction artistique de Wednesdays est l'un de ses aspects les plus marquants. Elle s'inspire fortement de la bande dessinée indépendante franco-belge et américaine, avec des références citées comme Frédéric Peeters, Craig Thompson et Tillie Walden.
Le processus de création est traditionnel et méticuleux :
1. Dessin sur papier : Exaeva réalise tous les dessins des décors et des personnages sur papier, son support de prédilection. Les personnages sont dessinés sur des calques en papier "layout", un peu transparent, utilisé en animation traditionnelle.
2. Numérisation : Tous les éléments graphiques sont ensuite scannés.
3. Colorisation numérique : Les couleurs sont ajoutées digitalement, en respectant une technique de bichromie, qui consiste à utiliser principalement deux teintes dominantes par image pour créer des ambiances colorées et lumineuses spécifiques.
Cette approche donne au jeu une texture unique, avec un aspect crayonné très personnel qui va à contre-courant des productions 3D ultra-réalistes.
B. Le Symbolisme des "Têtes Cubiques"
Un choix visuel central du jeu est la représentation des personnages victimes d'inceste avec des têtes cubiques. Cette idée, présente dès la genèse du projet, a plusieurs fonctions :
• Visibilité de l'invisible : Elle rend les victimes, souvent invisibles dans la société, immédiatement identifiables pour le joueur.
• Faciliter la projection : En s'appuyant sur les théories de Scott McCloud (L'Art invisible), un visage moins détaillé et réaliste permet au joueur de se projeter plus facilement dans le personnage.
• Défi artistique : Contrairement à l'idée initiale que cela simplifierait le travail, l'absence d'expressions faciales a représenté un défi majeur. Toute l'émotion des personnages doit être transmise par la corporalité, les postures et la gestuelle, ce qui a demandé un travail d'animation et de dessin très poussé.
C. Processus Créatif et Influences
La collaboration entre Pierre et Exaeva a été fondamentale. Pierre arrivait avec des idées de scènes, parfois sous forme de placeholders (visuels de substitution) très simples, et Exaeva les transformait en scènes complètes.
De nombreuses décisions de mise en scène ont été prises lors de sessions de travail à Bruxelles, autour d'un verre. Le jeu alterne entre les scènes dessinées par Exaeva et l'univers en pixel art d'Orcopark, créant un contraste visuel fort.
III. Conception Sonore et Narrative
A. Sound Design sans Voice Acting
Le jeu ne contient pas de dialogues parlés (voice acting), un choix justifié par le budget mais aussi par une volonté artistique.
La sound designer Virginia a créé un univers sonore immersif basé sur des sons réalistes et des "gimmicks" sonores pour chaque personnage, tous liés à l'univers du papier et de l'écriture :
• Timothé : Bruit de machine à écrire.
• Les enfants : Bruits de Crayola ou de feutres.
• Joël (le père) : Son de stylo-plume.
• Fatia (l'institutrice) : Bruit de craie sur un tableau.
Cette approche permet non seulement d'identifier auditivement qui parle, mais renforce aussi l'idée que l'histoire est en train de s'écrire ou de se reconstituer.
B. La Libération de la Parole par le Gameplay
La structure narrative et les mécaniques de jeu sont conçues pour servir le thème principal : la difficulté et les étapes de la libération de la parole.
• Souvenirs fragmentés : Le joueur peut choisir les souvenirs dans un ordre non linéaire, reflétant le processus non chronologique de la mémoire traumatique.
• Mécaniques de dialogue : Dans certaines scènes, comme celle de la voiture avec le personnage de Yeram, le gameplay joue avec les bulles de dialogue.
Le joueur sélectionne une option, mais le personnage peine à la formuler, la phrase change ou est remplacée par des points de suspension.
Cela représente la lutte interne pour verbaliser le trauma. Pierre note que près de 4% des bulles de dialogue du jeu sont des silences ("..."), soulignant l'importance de ce qui n'est pas dit.
IV. L'Accessibilité : Un Pilier du Projet
L'accessibilité a été une priorité dès le début du développement. L'objectif était double :
1. Rendre le jeu jouable par des non-joueurs : Avec des contrôles simples et une interface claire.
2. Inclure les personnes en situation de handicap.
Pour y parvenir, l'équipe a collaboré avec Game Accessibility Hub, une société spécialisée. Des tests ont été menés avec des joueurs ayant différents handicaps.
Un exemple marquant est celui d'un testeur achromate (qui ne voit aucune couleur).
Il a trouvé le jeu parfaitement lisible et a même ressenti une différence dans la seule scène conçue en noir et blanc pur, validant ainsi l'efficacité des contrastes et de la direction artistique.
Le travail sur les palettes de couleurs a été systématiquement testé à l'aide d'outils simulant différentes formes de daltonisme. Arte a soutenu cette démarche en allouant un budget supplémentaire dédié à l'accessibilité.
V. Genèse et Coulisses de la Production
A. D'un "One-Man Show" au Jeu Vidéo
L'idée de Wednesdays est née de l'inspiration de Pierre après avoir vu L'Imposture, un spectacle de marionnettes de Lucie Arnodin.
Fasciné par la capacité du spectacle à traiter de sujets graves avec légèreté et une narration éclatée, il a d'abord tenté d'écrire un one-man show sur le sujet.
Après un retour mitigé d'un ami proche, il a abandonné cette idée pour se tourner vers un médium qu'il maîtrisait : le jeu vidéo, tout en conservant le ton et l'approche narrative du projet initial.
B. Orcopark : L'Espace de Décompression
L'interface de sélection des chapitres a connu une évolution significative. Le concept initial était un bureau sur lequel le joueur cliquait sur différents objets pour lancer les souvenirs. Jugée "un peu chiante" par Arte, cette idée a été remplacée par Orcopark, un parc d'attractions rétro en pixel art.
Orcopark sert de hub central mais aussi d'espace "safe" pour le joueur.
Entre des scènes émotionnellement intenses, il peut prendre le temps de se détendre, de ramasser des débris, de cliquer sur des éléments interactifs et de décorer son parc.
Cet espace a été développé plus que prévu initialement, à l'encouragement d'Arte, pour renforcer son rôle de sas de décompression.
C. Anecdotes de Développement
• Moustache le chat : Le chat Moustache a été ajouté dans une scène finale à la demande de Nil, le fils de Pierre.
• Joël, l'alter ego vieilli : Le design du personnage du père, Joël, est basé sur une version vieillie de l'auteur, Pierre.
• Figurine en argile : L'objet mystère de l'émission était une statuette en argile réalisée par la grand-mère de Pierre, qui a aussi servi de base pour une marionnette dans un autre de ses projets de jeu sur Game Boy Camera.
VI. Réflexions sur l'Impact et la Réception
A. Le Jeu Vidéo comme Média d'Écoute
Les créateurs soulignent la position particulière de Wednesdays, un "OVNI" qui se situe à l'intersection du jeu vidéo et de l'œuvre culturelle. Cette position hybride pose des défis de réception :
• Les journalistes spécialisés jeu vidéo peuvent être déroutés par un jeu qui ne correspond pas aux critères d'évaluation habituels (gameplay, durée de vie, etc.).
• Les journalistes culturels généralistes peuvent être réticents en raison d'un mépris ou d'une méconnaissance du médium.
Malgré cela, le jeu a reçu une bonne couverture en France et a trouvé son public.
B. Un Outil pour la Prise de Conscience
Le retour le plus gratifiant pour l'équipe vient des joueurs.
De nombreux témoignages font état de l'impact positif du jeu, y compris de la part de personnes victimes qui se sont senties comprises ou qui ont eu des prises de conscience sur leur propre vécu en jouant.
Le jeu semble ainsi atteindre son objectif : non seulement libérer la parole de son personnage, mais aussi potentiellement celle de ses joueurs, et sensibiliser l'entourage aux réalités de l'inceste.