synthèse présente les idées principales et les faits marquants de la conférence de David Sander intitulée "Comprendre les émotions et leurs fonctions".
Professeur de psychologie à l'Université de Genève et directeur du laboratoire "Émergence et expression de l'émotion" et du Centre Interfacultaire en sciences affectives, David Sander est un spécialiste des émotions et des mécanismes cognitifs qui leur sont liés.
I. Définition et composantes des émotions
David Sander souligne la difficulté de définir une émotion, citant Thomas Brown :
"Chacun sait ce qu'est une émotion jusqu'à ce qu'on leur demande d'en donner une définition et à ce moment-là, il semble que plus personne ne sache."
Il propose une définition contemporaine des émotions en s'appuyant sur l'histoire de la psychologie et des neurosciences.
Perspective historique de l'étude des émotions :
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Aristote : Les émotions sont "toutes ces choses à cause desquelles les gens changent et évoluent dans leur jugement" et sont "accompagnées de douleur et plaisir". L'idée de la valence (agréable/désagréable) est un élément central qui perdure.
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Descartes : Dans son dernier ouvrage "Les Passions de l'âme" (1649), Descartes a une vision "assez positive des émotions", les considérant comme "utiles" et "fonctionnelles", si elles sont à la bonne intensité.
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Charles Darwin : Avec son livre "L'expression des émotions chez l'homme et les animaux" (1872), Darwin a initié l'étude scientifique des émotions, mettant en lumière la "fonctionnalité des émotions" et leur "raison fonctionnelle évolutionnaire" (par exemple, les expressions faciales).
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Behaviorisme : Au 20ème siècle, cette approche s'est intéressée aux comportements émotionnels et à l'acquisition des réactions émotionnelles.
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Révolution Cognitive (années 1930-40) : L'accent est mis sur les "processus dans l'esprit qui peuvent être la cause des émotions" et qui se déroulent pendant une émotion, établissant un lien fondamental entre connaissances et réactions émotionnelles.
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Sciences Affectives (années 1970-80) : Cette nouvelle discipline utilise les outils des sciences cognitives pour comprendre les phénomènes affectifs (émotions, humeurs, bien-être, stress). Elle intègre diverses disciplines comme la psychologie, les neurosciences, l'économie comportementale, l'histoire, la philosophie, la littérature, les arts et l'informatique (affective computing, IA émotionnelle).
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L'Affectivisme : Proposé comme un courant où tout "modèle psychologique qui s'intéresse à une fonction cognitive... gagnera en valeur explicative à intégrer les émotions dans son modèle." Les émotions ne sont plus vues comme l'opposé de la cognition mais comme des éléments intégraux. "Les émotions ne sont pas du tout l'opposé de la cognition."
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Neurosciences Affectives et la complexité cérébrale :
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Il n'y a "pas un centre des émotions dans le cerveau" ni "un centre par catégorie d'émotion".
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Un "très grand nombre de réseaux dans le cerveau sont importants pour différentes composantes des émotions", incluant des régions corticales comme le cortex préfrontal dorsolatéral (important pour la régulation) et l'amygdale.
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Cette complexité suggère que les émotions partagent un "ensemble de mécanismes communs".
La subjectivité des émotions et l'évaluation cognitive :
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Les émotions ne sont pas des réflexes ; leur déclenchement passe par une "fenêtre temporelle qu'on appelle l'évaluation cognitive".
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Cette évaluation explique "la subjectivité dans les émotions", pourquoi des individus réagissent différemment au même événement objectif (ex: un but au football).
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La reconnaissance des émotions est souvent "en contexte" ; les expressions faciales seules ne suffisent pas.
L'approche componentielle des émotions :
- Déclenchement : Un événement est évalué en fonction des "motivations", "intérêts", "préoccupations" et "valeurs" de l'individu.
Cinq composantes de la réponse émotionnelle :
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Réaction corporelle physiologique : "un nœud dans l'estomac, de la sueur, la température de la peau qui peut changer, le cœur s'accélère, la respiration change".
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Tendance à l'action : "s'approcher plus de ce qui est agréable et au contraire à éviter ce qui est désagréable." Les émotions sont "extrêmement liées à l'action".
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Expression : Souvent associée à l'émotion, mais modulée par les stratégies de régulation et le contexte culturel.
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Ressenti conscient : "je me sens heureux, je me sens triste, je me sens amoureux, je me sens en colère".
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Objet de l'émotion : Une émotion est "toujours déclenchée par quelque chose" et "toujours focalisée sur un événement", contrairement aux humeurs. "L'émotion est toujours rattachée à un événement déclencheur."
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Définition proposée : Une émotion est un "processus rapide qui va durer quelques secondes, peut-être quelques minutes... qui est toujours focalisé sur un événement... et puis qui est constitué de deux étapes : le premier étape c'est un mécanisme de déclenchement qui est basé sur la pertinence souvent motivationnel et puis qui va façonner une réponse qui est constituée des quatre composants de la réponse émotionnelle : la tendance à l'action, la réaction corporelle, l'expression, le ressenti."
II. Fonctions cognitives des émotions
Les émotions ne sont pas des phénomènes isolés, mais "vont beaucoup influencer un grand nombre de processus cognitifs", ce qui est central à la deuxième partie de la conférence.
Modulation de l'attention :
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L'attention est "automatiquement orientée vers ce qui est émotionnel".
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Un "système particulier dans le cerveau, l'attention émotionnelle" (impliquant l'amygdale et d'autres régions) permet de s'orienter rapidement vers les stimuli importants. C'est une "première fonction très positive des émotions".
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Modulation de la mémoire (mémoire émotionnelle) :
- Les événements émotionnellement forts sont mieux mémorisés (ex: attentats du 11 septembre). L'amygdale interagit avec l'hippocampe pour faciliter cette mémorisation.
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Ceci est vrai pour les épisodes négatifs comme positifs. L'émotion "d'intérêt" ou de "curiosité" peut faciliter la mémorisation de contenus.
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Les émotions influencent les trois étapes de la mémoire épisodique :
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Encodage : Traitement initial et mise en mémoire de l'information émotionnelle.
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Consolidation : Maintien en mémoire de l'information (ex: pendant le sommeil), les informations émotionnelles ayant une caractéristique de "rester en mémoire".
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Rappel : L'émotion ressentie au moment du rappel peut aider à retrouver le souvenir.
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La curiosité épistémique : Des études utilisant le "paradigme trivia questions" montrent que plus le niveau de curiosité est élevé, plus la "réaction corporelle" est forte et meilleure est la "mémorisation de la réponse".
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Application scolaire : L'étude PISA et les travaux de Pekrun montrent un lien clair entre l'état émotionnel de l'élève ("passionné par une matière") et ses "résultats scolaires".
La joie et la fierté sont associées à de bonnes notes, tandis que d'autres émotions peuvent prédire de mauvaises notes.
Rôle dans la prise de décision :
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Les émotions peuvent être "très utiles pour nous guider dans nos décisions" ou non.
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Émotions incidentes : "ne sont pas liées aux options directement", elles sont externes à la décision (ex: colère après une dispute).
Elles peuvent biaiser la décision (ex: la colère favorise une prise de risque plus élevée en matière financière). Ces émotions sont "à négliger et presque toujours à réguler".
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Émotions intégrales (intégrées) : "déclenchées par la valeur que vous attribuez aux différentes options" (ex: émotions liées aux valeurs politiques ou esthétiques). Elles sont "à considérer" car elles sont pertinentes pour la décision.
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Émotions anticipées : Émotions imaginées concernant les conséquences d'une décision, qui influencent le choix (ex: ne pas choisir un film d'horreur si l'on ne veut pas avoir peur).
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Fonctions sociales des émotions et prise de décision sous incertitude : L'expérience de la "falaise visuelle" (Visual Cliff experiment) de Joe Campos démontre comment les bébés d'un an utilisent le "référencement social" (social referencing) pour prendre des décisions.
Ils interprètent les expressions émotionnelles des adultes (joie, peur) pour évaluer le danger d'une situation, montrant "à quel point est-ce que finalement les émotions des autres peuvent être des guides dans nos décisions."
En conclusion, David Sander insiste sur l'importance de comprendre les émotions non pas comme de simples ressentis, mais comme des processus complexes et multifactoriels, indissociables de la cognition et du comportement, qui jouent un rôle crucial dans notre attention, notre mémoire et notre prise de décision.