Briefing : Comment se forme l'opinion ?
Contexte : Cette table ronde, dans le cadre de la 34ème journée du Livre politique, explore la complexité de la formation de l'opinion à l'ère des sondages omniprésents, des réseaux sociaux et d'une délibération collective fragmentée.
Elle réunit un sondeur (Bris Teinturier), une ancienne dirigeante d'institut de sondage et du MEDEF (Laurence Parisot), un député socialiste (Jérôme Guedj) et une humoriste et chroniqueuse (Sopia Aram).
Thèmes Principaux :
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La nature de l'opinion publique et sa mesure : Définition, évolution et le rôle des sondages.
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Les mécanismes de formation de l'opinion : Les facteurs historiques et nouveaux qui façonnent les croyances et les points de vue individuels et collectifs.
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L'impact des médias et des réseaux sociaux : La fragmentation de l'information, les bulles informationnelles et la polarisation.
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Le décalage entre les préoccupations réelles des citoyens et le débat public médiatisé.
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La violence et la radicalisation dans le débat public : Le rôle des réseaux sociaux et de certains acteurs politiques.
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Le rôle et la responsabilité des différents acteurs :
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Politiques,
- journalistes,
- sondeurs,
- citoyens.
Idées et Faits Importants :
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L'opinion, un concept insaisissable et mouvant : Bris Teinturier et Laurence Parisot soulignent la difficulté à cerner l'opinion. Parisot cite Alfred Sauvy : « l'opinion c'est le fort intérieur d'une nation ». Elle ajoute que, tout comme le fort intérieur, l'opinion est « extrêmement mouvante ».
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La pluralité des variables déterminant l'opinion : Bris Teinturier insiste sur le fait qu'il n'y a pas une seule cause : « ils sont pluriels il n'y a pas une variable ou deux variables qui façonneraient l’opinion ». Historiquement, le milieu social, l'âge, l'éducation et la politisation (le rôle des partis politiques comme le PCF est mentionné) étaient déterminants.
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L'importance croissante de l'expérience personnelle :
Avec la défiance généralisée envers les institutions, le savoir "expert" et les partis, l'expérience individuelle prend le dessus. Bris Teinturier : « plus je me replie sur mon expérience personnelle donc ça ça joue beaucoup on fait confiance à ses pères on fait confiance à soi-même et dans la formation des opinions il y a ce que j'ai expérimenté moi-même qui aujourd'hui joue beaucoup ».
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La fragmentation des médias : Ce phénomène, marquant des 10-15 dernières années selon Bris Teinturier, a dynamité l'espace de délibération collective. « le temps est loin où des gens de ma génération se retrouvaient le lundi matin... aujourd'hui la fragmentation... des audiences fait que le système de délibération collective a volé en éclat ». Cela conduit à des biais de confirmation accrus.
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La polarisation : Stade ultime de la formation de l'opinion figée, observée notamment aux États-Unis où les campagnes électorales se jouent sur la mobilisation plus que sur le changement d'avis.
En France, ce niveau de polarisation n'est pas encore atteint, et les campagnes électorales ont encore un impact, signe d'une démocratie « vivante » même si le phénomène de polarisation « s’affaiblit un peu ».
- Le rôle ambigu des sondages : Pour un politique comme Jérôme Guedj, les électeurs sont le juge de paix final. Les sondages doivent être maniés « avec précaution ».
Il reconnaît s'appuyer sur eux quand ils confortent son combat (ex. : les retraites) mais dénonce aussi leur utilisation pour des sujets épidermiques ou émotionnels (ex. : port du voile dans l'espace public).
Bris Teinturier nuance en affirmant que les enquêtes d'opinion, si elles sont basées sur un « échantillon représentatif », permettent d'« objectiver ce que sont les perceptions et les attentes des Français » et de mettre fin aux arguments d'autorité sur les « vrais sujets ».
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Les réseaux sociaux, nouveau champ de bataille et de polarisation : Jérôme Guedj les qualifie de « terrain de jeu voir un champ de bataille ». Laurence Parisot les identifie comme la « principale source d'information » aujourd'hui, participant à une multiplicité de sources. Sopia Aram les perçoit comme un espace à ne pas déserter, malgré les attaques, pour proposer un « contrediscours ».
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La force de la vidéo et le défi de l'IA : Laurence Parisot souligne le rôle transformateur de la vidéo dans la formation de l'opinion (ex. : cause animale).
L'intelligence artificielle est en train de « rebattre les cartes » en proposant des opinions générées. Le défi futur, soulevé par un participant, est la banalisation des « deepfakes » et la perte de la vidéo comme preuve, nécessitant une éducation aux médias et à l'image.
Sopia Aram ajoute que même des images fausses « s’encre quelque part dans notre dans notre esprit... et ça nous conditionne un peu ».
- Le décalage entre les préoccupations (santé, pouvoir d'achat) et le débat public (faits divers, polémiques) :
Jérôme Guedj, s'appuyant sur ses permanences et les sondages, constate un « immense décalage » entre les sujets qui préoccupent le plus (santé, pouvoir d'achat, logement) et ceux qui « accaparent le débat public et qui étaient la conséquence... du système médiatique complété aujourd'hui par celui des réseaux sociaux ».
- La violence dans le débat public et la "fabrique de cibles" : Sopia Aram dénonce une « bulle de violence symbolique mais comment dire déroulant le tapis pour une violence politique » orchestrée par certains acteurs, y compris des députés, qui « nous dessinent des cibles dans le dos ».
Elle lie ce phénomène au procès en islamophobie et met en garde contre un drame à venir.
Jérôme Guedj partage cette inquiétude, parlant d'un moment de « bascule » et d'une « banalisation dans l'opinion du harcèlement à destination de personnes ciblées ».
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L'appel à la responsabilité : Les intervenants appellent à une prise de responsabilité de tous. Laurence Parisot cible particulièrement les médias et « les chaînes d'information » qui devraient se poser des « questions éthiques sur leur mission véritable à l'égard du public ». Bris Teinturier insiste sur l'importance de la « bataille de mots » et de l'utilisation de « mots appropriés » pour contrer les « équivalences fallacieuses » et le « vide de la pensée ». Jérôme Guedj appelle les acteurs politiques à « refaire de la politique », à penser le « temps long » et à « bosser » pour proposer et comprendre.
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Le droit de ne pas avoir d'opinion : Une participante soulève la question de la pression à avoir une opinion sur tout. Bris Teinturier répond que c'est un « devoir... quand on n'a pas la compétence ou qu'on estime qu'on est absolument incompétent sur une question... il faut savoir se taire ».
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La crise de l'espérance et la repolitisation : Un participant suggère que la crise de la confiance pourrait être une crise de l'espérance. La question se pose de savoir qui doit projeter un nouveau monde et si un retour du clivage gauche-droite pourrait aider à « repolitisation du débat » et ramener ceux qui « ne s'intéressent plus du tout au débat » (Laurence Parisot).
Bris Teinturier conclut sur l'enjeu de la démocratie : gérer les conflits « en dehors de la violence » en étant « d'accord sur nos désaccords ».
Conclusion :
La formation de l'opinion est un processus complexe, influencé par des facteurs historiques, personnels, médiatiques et technologiques.
À l'ère numérique, marquée par la fragmentation et la polarisation, le débat public est rendu plus difficile et violent.
Les sondages, bien qu'utiles pour objectiver les préoccupations, doivent être utilisés avec discernement. Une prise de conscience et une responsabilité accrues des acteurs politiques, médiatiques et des citoyens sont nécessaires pour reconstruire un espace de délibération apaisé et contrer la banalisation de la violence et la falsification de la réalité.
L'éducation aux médias et le retour à un usage précis et approprié des mots sont des pistes essentielles pour l'avenir de la démocratie.