Mesurer les Inégalités : Synthèse et Perspectives du Débat
Résumé Exécutif
Ce document de synthèse analyse les thèmes centraux d'un débat d'experts sur la mesure des inégalités et son lien avec leur réduction.
Trois perspectives complémentaires émergent :
1. Les indicateurs comme conventions socio-politiques:
Florence Jany-Catrice, économiste, soutient que toute mesure des inégalités est le fruit de conventions socio-politiques et non une vérité objective.
Les indicateurs sont des instruments à double face, servant à la fois la connaissance et la gouvernance.
Elle critique les mesures standards comme le rapport interdécile (D9/D1) qui masquent les réalités aux extrêmes de la distribution et occulte des inégalités fondamentales comme le partage capital/travail.
Mesurer n'entraîne pas automatiquement une réduction, car il existe une chaîne complexe entre savoir et agir.
2. La communication et l'action citoyenne :
Cécile Duflot, directrice d'Oxfam France, présente l'approche de son organisation, qui consiste à utiliser des données robustes (notamment de Crédit Suisse/UBS) pour produire des "killer facts" :
des comparaisons choc conçues pour rendre visible l'ampleur de la concentration extrême des richesses.
L'objectif est de mobiliser l'opinion publique et de plaider pour une régulation politique, en arguant que les niveaux actuels d'inégalité de patrimoine créent des fractures sociales, privent l'action publique de ressources et posent un problème démocratique fondamental.
3. L'expérience vécue comme révélateur : Nicolas Duvoux, sociologue, propose de dépasser le décalage entre la stabilité relative des indicateurs officiels et la forte tension sociale ressentie.
En s'appuyant sur l'analogie de la "température ressentie", il affirme que la mesure de la perception subjective des inégalités n'est pas une alternative à la mesure objective, mais un moyen de l'affiner.
Cette approche révèle le rôle central du patrimoine dans le sentiment de sécurité et la capacité à se projeter dans l'avenir.
Elle met en lumière des fractures que les indicateurs monétaires traditionnels ne captent pas, de la précarité des classes populaires à la capacité des ultra-riches de façonner l'avenir collectif via la philanthropie.
En conclusion, le débat converge sur l'idée que si mesurer les inégalités ne suffit pas à les réduire, mesurer autrement — en critiquant les conventions, en rendant visibles les extrêmes et en intégrant l'expérience vécue — est le premier pas indispensable pour poser un diagnostic partagé et engager une action politique et sociale efficace.
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Thème 1 : Les Indicateurs comme Conventions Socio-Politiques (Florence Jany-Catrice)
L'économiste Florence Jany-Catrice pose le cadre conceptuel du débat en affirmant que la quantification des faits sociaux, et en particulier des inégalités, est une opération complexe qui repose sur des conventions.
Reprenant les travaux d'Alain Desrosières, elle insiste sur le duo "convenir et mesurer", soulignant que derrière chaque chiffre se cache une part de normativité et une théorie de la justice, consciente ou non.
La Double Face des Indicateurs : Connaissance et Gouvernance
Les indicateurs d'inégalité ne sont pas de simples outils de connaissance neutres. Ils possèdent une double nature :
• Instruments de connaissance : Ils permettent de se représenter l'état de la société.
• Instruments de gouvernance : Ils servent de marqueurs pour évaluer l'efficacité des politiques publiques de redistribution et reflètent l'état des rapports de force sociaux.
Cependant, le lien entre l'observation d'un phénomène et sa prise en charge politique n'est ni linéaire ni automatique.
Comme le démontre l'exemple de la commission Stiglitz-Sen-Fitousi (2008), dont la recommandation d'adjoindre au PIB un indicateur de répartition des richesses a été largement ignorée, "on peut très bien savoir mais ne pas vouloir".
L'impact d'un diagnostic dépend de la capacité des acteurs sociaux (experts, chercheurs, ONG) à le rendre suffisamment partagé et à défendre des visions politiques alternatives.
Les Limites des Mesures Conventionnelles
Florence Jany-Catrice met en évidence les faiblesses et les angles morts des indicateurs les plus couramment utilisés.
Indicateur / Concept
Description et Critique
Rapport Capital/Travail
Considéré comme la "première inégalité" du capitalisme, il mesure le partage de la valeur ajoutée entre la rémunération du travail (salaires) et celle du capital (dividendes, intérêts).
Cet indicateur, bien qu'existant, est de moins en moins visible dans le débat public, illustrant un glissement des intérêts et des expertises.
Rapport Interdécile (D9/D1)
Rapport entre le revenu des 10 % les plus riches et celui des 10 % les plus pauvres.
Bien qu'il semble stable en France (autour de 3,5), cet indicateur est critiqué car il exclut volontairement les "valeurs aberrantes", c'est-à-dire les très hauts et très bas revenus. Il masque ainsi l'aggravation des inégalités aux "queues de la distribution".
Pauvreté Monétaire Relative
En France, elle est définie par le seuil de 60 % du revenu médian. F. Jany-Catrice souligne qu'il s'agit avant tout d'un indicateur d'inégalité de répartition, et non de pauvreté absolue.
Vers des Indicateurs Alternatifs et le "Statactivisme"
Face aux limites des outils officiels, des initiatives de la société civile émergent pour proposer d'autres manières de compter.
• Le BIP 40 (Baromètre des Inégalités et de la Pauvreté) :
Créé dans les années 2000 par le Réseau d'alerte sur les inégalités, cet indicateur composite et multidimensionnel (revenu, travail, éducation, santé, logement, justice) montrait une "explosion" des inégalités entre 1980 et 1995, à rebours de l'indicateur officiel de l'INSEE qui indiquait une régression de la pauvreté.
L'objectif n'était pas d'opposer un "vrai" chiffre à un "faux", mais de démontrer que "selon les lunettes que l'on chausse, on peut raconter des histoires" très différentes sur l'état de la société.
• Le "Statactivisme" : Ce néologisme désigne les stratégies statistiques utilisées par des acteurs sociaux pour critiquer une autorité et s'en émanciper.
Il s'agit d'une réappropriation du "pouvoir émancipateur" des statistiques pour fournir des données sur les angles morts de la production publique (ex: les plus riches) ou des visions alternatives.
Thème 2 : Le Rôle d'Oxfam dans le Débat Public (Cécile Duflot)
Cécile Duflot explique comment Oxfam, une organisation historiquement dédiée à la lutte contre la pauvreté, s'est concentrée sur les causes de celle-ci, arrivant "assez rapidement sur la question des inégalités".
L'approche d'Oxfam est décrite comme éminemment politique et militante, visant à mobiliser le pouvoir citoyen.
Méthodologie et Stratégie de Communication
Le rapport annuel d'Oxfam, publié symboliquement pendant le Forum de Davos, repose sur une méthodologie précise et une stratégie de communication percutante.
• Source des données : Le rapport s'appuie principalement sur les données du Crédit Suisse (aujourd'hui UBS) et de Forbes, utilisant la "méthode la plus robuste pour calculer le patrimoine", la même que celle utilisée par des institutions comme la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.
• Les "Killer Facts" : La stratégie d'Oxfam consiste à traduire des données brutes en comparaisons frappantes et intuitivement compréhensibles, car les ordres de grandeur comme le milliard d'euros sont "nébuleux" pour le grand public.
◦ Exemple cité : "Les 8 premiers milliardaires du monde possédaient ce que possède la moitié des plus pauvres".
◦ Illustration de l'effet de moyenne : L'entrée de Carlos Tavares (PDG de Stellantis) dans une pièce de 99 smicards ferait passer le revenu moyen de 16 000 € à environ 400 000 €, masquant le fait que 99 % des personnes sont toujours au SMIC.
Même le ratio D9/D1 (écart de 1 à 229 dans ce cas) reste trompeur, car il y a "plus d'écart au sein des 10 % les plus riches [...] que entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches".
Au-delà du Revenu : La Concentration du Patrimoine et ses Conséquences
Oxfam se concentre sur les inégalités de patrimoine, considérées comme plus fondamentales que celles de revenu.
• L'injustice perçue : La majorité des grandes fortunes sont héritées. En France, "plus de 70 % de la fortune des milliardaires est une fortune héritée".
C. Duflot cite un milliardaire danois parlant de "gagner à la loterie du sperme".
• Conséquences des inégalités extrêmes :
1. Fracturation sociale : Elles sont vécues comme injustes et fragilisent la cohésion sociale.
2. Privation de ressources publiques : La concentration du patrimoine chez les ultra-riches, qui bénéficient de taux d'imposition effectifs plus faibles, réduit la base taxable.
3. Problème démocratique : L'accumulation extrême de richesse se traduit par l'achat du pouvoir.
C. Duflot cite un interlocuteur : "Le premier milliard, on peut le dépenser. [...] À partir du 2e milliard, [...] on achète le pouvoir", notamment via l'achat de médias et la pression sur les dirigeants politiques.
Une Démarche Militante pour la Régulation
La finalité du travail d'Oxfam n'est pas de "ne pas aimer les riches", mais de plaider pour une plus grande régulation, arguant que les sociétés plus égalitaires sont en meilleure santé globale (travaux de Wilkinson) et plus stables.
Le rapport d'Oxfam de septembre 2017, qui analysait le premier budget du gouvernement Macron (baisse des APL, suppression de l'ISF), est présenté comme ayant anticipé la colère sociale qui a mené au mouvement des "gilets jaunes", car "les gens [...] comprennent très bien le message politique".
Thème 3 : L'Objectivité Supérieure du Subjectif (Nicolas Duvoux)
Le sociologue Nicolas Duvoux part d'une énigme : le contraste entre la relative stabilité des indicateurs macroéconomiques d'inégalité en France et le niveau très élevé de "tension, de colère, d'insatisfaction".
Son travail vise à réconcilier la mesure objective et l'expérience vécue sans renoncer à la scientificité.
La "Température Ressentie" des Inégalités
Nicolas Duvoux propose de ne pas opposer l'objectif et le subjectif, mais d'utiliser la subjectivité comme une clé d'entrée pour "raffiner, mieux comprendre, mieux saisir l'objectivité des rapports sociaux".
• Analogie : Tout comme la température ressentie affine la température ambiante en y ajoutant des facteurs comme le vent ou l'humidité, la mesure du statut social subjectif donne une information plus fine que le statut objectif, car elle intègre la synthèse cognitive que fait l'individu de sa propre situation.
• Récusation du "subjectivisme" : Il insiste sur le fait que sa démarche n'isole pas le point de vue subjectif, mais l'intègre à l'analyse des structures objectives (ressources économiques, patrimoine) pour obtenir une vision plus riche. L'objectif est de "contextualiser la subjectivité".
Le Patrimoine comme Clé de Lecture de la Sécurité Sociale
La mesure subjective fait systématiquement ressortir le poids du patrimoine comme facteur déterminant de la sécurité ou de l'insécurité sociale.
• La pauvreté ressentie : Elle touche des groupes qui ne sont pas nécessairement pauvres au sens monétaire (petits indépendants, retraités locataires).
Elle révèle une "impossibilité de rendre soutenable une situation" où les revenus stagnent face à des charges qui augmentent (ex: loyers).
La pauvreté est alors vécue comme un "enfermement" et un manque de liberté dans l'affectation de ses ressources.
• L'avenir confisqué : L'inégalité est redéfinie comme une "inégalité de temps vécu", c'est-à-dire une différence dans la "capacité à se projeter" dans l'avenir.
Cette capacité est directement indexée sur la dotation en ressources, et particulièrement en patrimoine.
• La philanthropie des ultra-riches : À l'autre extrême du spectre social, le don philanthropique est analysé non pas comme un simple acte de générosité, mais comme un levier permettant aux plus fortunés d'assurer la transmission dynastique de leur patrimoine et d'exercer un contrôle sur les choix collectifs, se saisissant ainsi de "l'avenir collectif".
Changer la Représentation de la Hiérarchie Sociale
Cette approche conduit à une vision de la société structurée par des "franchissements de paliers de sécurité" plutôt que par une échelle linéaire et monétaire.
Elle réintroduit de la discontinuité entre les groupes sociaux et permet de donner une représentation statistique à des phénomènes comme la mobilisation des "gilets jaunes", en validant la difficulté exprimée par de larges pans de la population.