Document d'information : Analyse des mécanismes de sortie de conflit
Résumé analytique
Ce document synthétise les perspectives d'experts sur les mécanismes de résolution des conflits et de construction de la paix, basées sur des recherches en sciences comportementales et des expériences de médiation sur le terrain.
L'analyse part du constat d'une "spirale tragique" du conflit, où l'agression et la représaille s'auto-alimentent, nourries par des biais psychologiques comme la déshumanisation de l'ennemi.
Les points à retenir sont les suivants :
1. L'inversion de la spirale : Le cycle destructeur peut être inversé pour devenir un "cercle vertueux".
La clé de cette transformation est l'humanisation de l'autre, qui consiste à le percevoir comme un acteur avec qui collaborer, une partie ayant des intérêts légitimes ou un semblable.
2. Le rôle central des victimes : De manière contre-intuitive, les études, notamment en Colombie, montrent que les victimes de conflits violents sont souvent plus prosociales, plus enclines à la coopération et à la réconciliation que les non-victimes.
Cette attitude s'explique par une forte aversion à la perte — ayant tant perdu, elles sont déterminées à empêcher la violence de se répéter — et une capacité à reconnaître la souffrance partagée.
3. Transformer la violence, pas éliminer le conflit : Les experts s'accordent à dire que l'objectif n'est pas d'éliminer le conflit, qui est inhérent aux sociétés humaines, mais de le transformer d'une forme violente à une forme non-violente et constructive, gérée par des moyens politiques et institutionnels.
4. Recommandations stratégiques : Pour favoriser la paix, les recommandations clés incluent une communication qui reconnaît la souffrance de toutes les parties, l'utilisation du cadre de l'aversion à la perte pour motiver l'action collective, la promotion du contact direct entre les groupes pour humaniser l'autre, et le fait de s'attaquer aux causes profondes des conflits (ex: inégalités).
5. Le changement climatique comme analogie : Le défi climatique est présenté comme un exemple de conflit global non-violent qui exige une "collaboration radicale".
La solution ne réside pas dans la création de nouveaux mouvements, mais dans la capacité à capter et à renforcer les énergies positives et les initiatives déjà existantes au sein de la société.
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1. La "Spirale Tragique" du Conflit
L'analyse des conflits commence par le concept de "spirale tragique", un mécanisme d'escalade auto-entretenu. Ce cycle destructeur se déroule selon les étapes suivantes :
• Stress initial : Des tensions ou des difficultés génèrent un stress collectif.
• Attribution et accusation : En raison du "biais fondamental d'attribution", les humains ont tendance à attribuer la cause des problèmes à des personnes plutôt qu'à des situations. Cela mène à l'identification et à l'accusation d'un ennemi.
• Déshumanisation et agression : L'autre groupe est déshumanisé, ce qui lève les inhibitions et permet l'agression et la violence. Ces actes permettent de libérer la tension accumulée.
• Destruction et représailles : La violence entraîne la destruction, ce qui génère davantage de stress et de souffrance, alimentant un désir de représailles de la part de l'autre camp.
• Auto-alimentation : Chaque partie, se percevant comme répondant à une agression initiale, perpétue un cycle sans fin de violence et de souffrance croissante, renforçant la dichotomie "nous contre eux".
Ce modèle, alimenté par des propensions humaines universelles, explique comment les conflits s'enracinent et s'intensifient.
2. Inverser la Spirale : L'Humanisation comme Moteur du Changement
La même dynamique de boucle de rétroaction qui alimente la violence peut être inversée pour créer un "cercle vertueux" où "le mieux mène au mieux". La clé de cette inversion réside dans le processus d'humanisation.
Selon Adam Kahane, l'humanisation consiste à choisir de voir les autres non pas comme des objets ou des non-humains, mais à travers des perspectives constructives :
• Perspective technocratique : Voir l'autre comme un co-acteur dans la résolution d'un problème commun.
• Perspective politique : Voir l'autre comme une partie ayant des intérêts légitimes dans le cadre d'une négociation.
• Perspective relationnelle : Voir l'autre comme un semblable ou un parent, reconnaissant une humanité partagée.
Ce changement de perspective est souvent déclenché par une prise de conscience pragmatique : la reconnaissance qu'aucune partie ne peut l'emporter unilatéralement et que la collaboration, même avec des adversaires, est indispensable pour assurer son propre avenir.
3. Le Rôle Contre-Intuitif des Victimes dans la Réconciliation
Un des constats les plus frappants issus des recherches menées en Colombie est le rôle moteur des victimes dans les processus de paix. Contrairement à l'idée reçue, les personnes ayant directement souffert de la violence sont souvent plus enclines à la coopération et à la réconciliation que celles qui n'ont pas été directement affectées.
Les Mécanismes Comportementaux sous-jacents
Les recherches d'Enrique Fatas et Lina Restrepo mettent en lumière plusieurs explications comportementales à ce phénomène :
• Aversion à la perte : Conformément à la théorie des perspectives, les pertes sont ressenties plus intensément que les gains équivalents. Les victimes ont subi des pertes immenses (famille, biens, sécurité) et sont donc extrêmement motivées à éviter que cette souffrance ne se répète, ce qui les rend plus ouvertes à la concession pour garantir la paix.
• Prosocialité accrue : Il est documenté à travers l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine que l'exposition à un conflit violent augmente la prosocialité des victimes envers les membres de leur propre groupe (in-group) mais aussi envers d'autres groupes vulnérables qu'elles perçoivent comme similaires. Si les ex-combattants sont perçus comme un autre groupe vulnérable plutôt que comme des ennemis déshumanisés, cette prosocialité peut s'étendre à eux.
• "Victimisation inclusive" : Dans des contextes comme la Colombie, où le conflit a été long et irrégulier, la victimisation est si répandue qu'elle transcende les clivages. Il n'y a pas un "nous" et un "eux" clairement définis, ce qui favorise une identification partagée et réduit la pensée conflictuelle.
La Reconnaissance de la Souffrance Partagée
Adam Kahane corrobore cette observation en soulignant que les participants qui avaient le plus souffert dans les ateliers de paix en Colombie étaient les plus déterminés à trouver une solution non-violente. La reconnaissance de la souffrance partagée avec l'adversaire permet de le voir comme un être humain. Citant Carl Rogers, il affirme que "ce qui est le plus personnel est le plus universel".
Distinction entre Attitudes et Comportements
Une étude de Lina Restrepo sur le financement participatif pour des entrepreneurs (victimes vs. ex-combattants) a révélé une nuance importante.
• Comportement : Les participants ont donné des sommes d'argent similaires aux deux groupes, ne montrant aucune différence comportementale.
• Attitudes : Cependant, les attitudes exprimées (peur, anxiété) envers les ex-combattants restaient négatives.
Cette dissociation montre que même les personnes non directement affectées sont capables de surmonter leurs préjugés et leurs peurs pour s'engager dans des actions coopératives lorsqu'une solution pacifique est en jeu.
4. Recommandations Stratégiques pour la Construction de la Paix
Les experts proposent une série de recommandations pour sortir des conflits violents et faire prévaloir la paix.
Recommandation
Description
Expert(s)
Communication efficace
Communiquer sur les politiques de réconciliation de manière à légitimer l'aide aux victimes et aux ex-combattants, en reconnaissant explicitement la souffrance de l'autre pour éviter le "renversement du stigmate" (une réaction négative de la part de ceux qui ne bénéficient pas des politiques).
Enrique Fatas
Gestion de la mémoire
Ne pas utiliser la mémoire du conflit de manière partisane, car cela perpétue le conflit et peut nuire aux compétences cognitives et aux perspectives économiques des victimes, même des années plus tard.
Enrique Fatas
Cadre de l'aversion à la perte
Communiquer non pas sur les gains de la paix, mais sur ce que la société a à perdre si le conflit violent persiste. Ce cadre est plus puissant pour motiver l'action.
Lina Restrepo
Empathie et perspective
Intégrer activement le point de vue des victimes dans le discours public pour que les non-victimes développent une plus grande empathie envers une solution pacifique.
Lina Restrepo
Hypothèse du contact
Faciliter le contact direct entre les membres des groupes opposés. Apprendre à connaître l'autre en tant que personne (avec une famille, une histoire) est un puissant antidote à la déshumanisation.
Lina Restrepo
S'attaquer aux causes profondes
S'assurer que les raisons sous-jacentes qui ont déclenché le conflit en premier lieu (inégalités, manque de confiance dans les institutions) sont résolues pour éviter une résurgence de la violence.
Lina Restrepo
Canaliser les énergies existantes
Au lieu d'essayer de "pousser les gens à agir", il est plus efficace d'identifier, de soutenir et d'aider à coordonner les énergies, les mouvements sociaux et les initiatives positives qui existent déjà au sein de la société.
Adam Kahane
Transformer le conflit
Accepter que le but n'est pas d'éliminer le conflit mais de le transformer en un processus non-violent. Le conflit est inévitable ; la violence ne l'est pas.
Adam Kahane, Enrique Fatas
5. Le Changement Climatique : Une Analogie pour la "Collaboration Radicale"
Le changement climatique est utilisé comme une analogie puissante pour les conflits complexes du 21e siècle.
• C'est un problème non-unilatéral et non-local : aucune nation ou groupe ne peut le résoudre seul.
• Il représente un "conflit sans violence" où des intérêts divergents (agriculteurs, industries, gouvernements) s'affrontent.
• Il est caractérisé par une urgence temporelle ("ticking clock") qui rend l'inaction catastrophique.
Face à ce défi, Adam Kahane préconise une "collaboration radicale" qui intègre la vitesse, l'ampleur et la justice. Cependant, un risque majeur, souligné par Lina Restrepo, est la normalisation : à force d'entendre parler de la crise, les populations s'y habituent et l'urgence perçue diminue, ce qui paralyse l'action.
Conclusion : De l'Espoir à l'Action
La discussion se conclut sur une note pragmatique et pleine d'espoir.
La clé pour résoudre les conflits les plus complexes, qu'il s'agisse de guerres civiles ou de crises globales comme le changement climatique, ne réside pas dans la création de solutions ex nihilo.
Elle réside plutôt dans notre capacité à "capter les énergies qui circulent déjà".
Des mouvements positifs, des leaders et des initiatives existent toujours.
Le véritable défi est de les identifier, de les unir et de les amplifier pour transformer les dynamiques de conflit en collaboration constructive.