Document d'Information : Repenser la Collaboration avec l'Ennemi
Résumé Exécutif
Ce document synthétise les réflexions d'Adam Kahane, directeur de Reos Partners, sur la nature et les mécanismes de la collaboration dans des contextes de profonds désaccords.
L'analyse est issue de son travail de réécriture de son livre de 2017, Collaborating with the Enemy.
L'idée centrale de Kahane est que la collaboration est définie par une tension fondamentale : la nécessité de travailler avec des personnes avec qui l'on est en désaccord pour résoudre des problèmes complexes, et la crainte que ce faisant, on trahisse ses propres valeurs fondamentales.
Pour explorer cette dynamique, il propose un modèle de "cercles concentriques" qui classe les relations de la collaboration la plus proche à l'élimination de l'ennemi.
L'objectif principal est de trouver des moyens d'élargir le cercle de la collaboration.
Alors que la première édition de son livre se concentrait sur les approches individuelles, sa recherche actuelle vise à identifier et à comprendre les approches collectives qui favorisent une collaboration plus large et plus efficace.
Celles-ci incluent des cadres constitutionnels et juridiques, des systèmes politiques et réglementaires, des normes culturelles et des processus de réconciliation.
La discussion qui suit son exposé met en lumière des concepts clés tels que l'importance de trouver des objectifs communs, même minimes ; le rôle de la planification par scénarios non pas pour prédire mais pour façonner l'avenir ; et la prise de conscience que la collaboration peut également servir à créer des conflits en unissant un groupe contre un autre.
1. Contexte et Problématique Centrale
Adam Kahane est un praticien spécialisé dans la conception et la facilitation de dialogues multipartites sur des questions complexes depuis 1991.
Son travail l'a amené à intervenir dans divers contextes, notamment :
• Le processus de paix en Colombie, impliquant toutes les parties, y compris les factions armées.
• Les chaînes d'approvisionnement alimentaire durable, réunissant des communautés, des entreprises et des régulateurs.
• Les relations entre les États-Unis et la Chine, avec des acteurs de la sécurité et de la défense.
• Le travail avec des peuples autochtones et insulaires du détroit de Torrès en Australie.
Sa réflexion actuelle s'inscrit dans le cadre de la réécriture de son livre _Collaborating with the Enemy:
How to work with people you don't agree with or like or trust_.
La question fondamentale qui guide son travail peut être résumée par une formulation plus grandiose : "Comment diable pouvons-nous vivre ensemble ?"
Les Quatre Approches face à une Situation Problématique
Selon Kahane, face à une situation que nous jugeons problématique, quatre stratégies principales s'offrent à nous :
1. Forcer (Make) : Tenter d'imposer notre volonté, indépendamment de ce que les autres veulent.
2. S'adapter (Adapt) : Accepter la situation telle qu'elle est, car nous ne pouvons pas la changer.
3. Sortir (Exit) : Quitter la situation (émigrer, démissionner, divorcer).
4. Collaborer (Collaborate) : Travailler avec d'autres acteurs pour changer la situation.
Son travail se concentre sur cette quatrième option.
La Double Signification de la "Collaboration"
Kahane souligne une dualité sémantique cruciale dans le mot "collaboration", qui est au cœur des défis qu'il explore.
• Sens positif : Travailler ensemble avec d'autres. Les recherches Google pour "collaboration" montrent des images de coopération harmonieuse.
• Sens négatif : Collaborer de manière traîtresse avec l'ennemi. Il illustre ce point avec une photo de 1944 montrant deux collaboratrices françaises punies par la tonture de leurs cheveux.
Cette double signification révèle la tension inhérente à toute entreprise de collaboration :
"D'une part, nous pensons que nous pourrions avoir besoin de travailler avec ces autres personnes pour arriver là où nous essayons d'aller, et d'autre part, nous craignons que le faire nous obligerait à trahir ce que nous tenons pour précieux."
2. Un Modèle de Relations : Les Cercles Concentriques
Pour mieux comprendre les frontières de la collaboration, Kahane propose un modèle de cercles concentriques illustrant différents niveaux de volonté d'interaction avec autrui :
1. Collaboration : Le cercle intérieur, composé des personnes avec qui nous sommes prêts à travailler activement.
2. Cohabitation : Les personnes avec qui nous ne voulons pas collaborer, mais avec qui nous sommes prêts à partager un espace (un foyer, une ville, un pays).
3. Coexistence : Les personnes avec qui nous ne sommes pas prêts à cohabiter, mais dont nous tolérons l'existence à condition qu'elles restent séparées.
C'est le principe de l'apartheid ("apartness").
4. Élimination : Le cercle extérieur, composé de nos ennemis, des personnes que nous ne sommes même pas prêts à laisser coexister et que nous devons expulser ou éliminer.
L'objectif de sa recherche est de comprendre comment "déplacer la frontière entre les personnes avec qui nous sommes prêts à collaborer et celles que nous considérons comme nos ennemis".
3. Forces Motrices et Forces Restrictives
La décision de collaborer ou non est influencée par des forces contradictoires.
Forces Poussant à la Collaboration
Forces Freinant la Collaboration
Nécessité d'une action collective : Des défis qui exigent une réponse commune (ex: gestion des eaux usées dans la ville divisée de Nicosie, changement climatique).
Différences réelles : Désaccords, méfiance et conflits d'intérêts concrets et non imaginaires.
Peur du conflit violent : La crainte qu'une absence de collaboration ne mène à la guerre.
Fragmentation et polarisation : Tendance au tribalisme, à la partisanerie, aux bulles d'information, à la démagogie et à la diabolisation.
Sentiment d'interconnexion ("All My Relations") : Une conviction, notamment issue des traditions des Premières Nations, que nous sommes tous liés, que nous nous entendions bien ou non.
Identification exclusive à son groupe ("mon peuple") : Une vision qui empêche de s'ouvrir à la collaboration avec des "autres".
La diabolisation est un frein particulièrement puissant : "ces autres ne sont pas simplement nos adversaires ou nos ennemis, ce sont des démons, des diables. Et comment pourrions-nous collaborer avec le diable ? Nous ne le pouvons pas."
4. L'Enquête Actuelle : Des Approches Individuelles aux Approches Collectives
La question centrale qui anime la réécriture du livre de Kahane est de nature pratique : "Quelles approches permettent une collaboration plus nombreuse et de meilleure qualité ?".
Il s'agit d'identifier des méthodes pour élargir le cercle des acteurs avec lesquels nous sommes disposés et capables de travailler.
Le Passage de l'Individuel au Collectif
La première édition de son livre se concentrait sur les approches individuelles, destinées à aider les individus à mieux collaborer. Ces approches étaient :
• Accepter le conflit autant que la connexion.
• Expérimenter pour avancer.
• Reconnaître son propre rôle dans le système.
Pour la seconde édition, Kahane souhaite compléter cette perspective en explorant les approches collectives.
Il considère la relation entre le travail individuel et collectif comme une "bande de Möbius", où l'un ne va pas sans l'autre.
Exemples d'Approches Collectives à Explorer
Kahane a dressé une liste préliminaire d'approches collectives, qu'elles soient anciennes ou de pointe, qui permettent de collaborer au-delà des différences :
• Constitutions et accords : Cadres établis pour gérer les différences sans recourir à la violence.
• Organisation politique : Façons de s'organiser pour collaborer avec certains contre d'autres, ou contre un problème commun.
• Systèmes réglementaires : Mécanismes pour gérer les différences.
• Organisation des villes : Comment l'urbanisme peut faciliter la cohabitation et le travail en grande diversité.
• Politiques et "Nudges" : Interventions (comme celles d'Antanas Mockus à Bogota) conçues pour modifier les relations entre les gens, les faisant passer de la violence à la paix.
• Culture, valeurs et normes : Leur influence sur la capacité à collaborer.
• Réconciliation et guérison : Le rôle de la prise en charge des traumatismes collectifs et du rétablissement de la paix.
5. Perspectives Issues de la Discussion
Plusieurs intervenants ont enrichi la réflexion de Kahane avec des concepts et des exemples pertinents :
• Trouver un objectif commun, même minime : Même avec le pire ennemi, il est souvent possible de trouver un motif commun.
Commencer par ce petit objectif peut créer une expérience de collaboration positive qui change la dynamique de la relation.
• La finalité de la collaboration : Consensus ou Agonisme ? : La collaboration vise-t-elle à atteindre un consensus ou à gérer une tension permanente ("agonisme") ? Kahane adopte une posture pragmatique : l'objectif est de résoudre le problème en question.
Le meilleur scénario est de pouvoir vivre avec des différences et une pluralité permanentes. Il cite le président colombien Santos :
"il est possible de travailler avec des gens avec qui nous ne sommes pas d'accord et avec qui nous ne serons jamais d'accord".
• La Planification par Scénarios comme Outil de Co-création : La méthode des scénarios, apprise chez Shell, peut être détournée de son objectif initial (prévoir et s'adapter à l'avenir). Utilisée dans des contextes de conflit (Colombie, Myanmar), elle devient un moyen pour des acteurs, même en guerre, de "co-créer des récits sur ce qui pourrait arriver afin d'influencer ce qui arrive".
• Le Droit au-delà des Constitutions : Des règles de procédure, telles que les exigences de supermajorité ou l'obligation de motiver les décisions, peuvent contraindre les acteurs à dialoguer, à faire des compromis et donc à collaborer.
• La Collaboration comme Moteur de Conflit : Une mise en garde cruciale a été formulée : "les gens collaborent principalement en partant d'un environnement pacifique pour créer plus de conflits".
La collaboration se fait toujours avec certains et souvent contre d'autres, ce qui peut exacerber les conflits ou l'oppression.
• Le Cadre de la Justice Transitionnelle : Les cadres de la justice transitionnelle (commissions de vérité, réparations) offrent une approche systématique et globale pour aborder les problèmes de coexistence et de collaboration dans des contextes post-conflit, et sont de plus en plus appliqués à d'autres problématiques sociales.