complexités de la définition et de la qualification de la violence, en s'appuyant sur des exemples variés allant des violences domestiques aux conflits internationaux. Il met en lumière le caractère socialement construit de la violence, les enjeux moraux, légaux et politiques de sa reconnaissance et de sa caractérisation, et les dynamiques de pouvoir qui sous-tendent ces processus.
1. La Nature Problématique de la Définition de la Violence
La violence n'a pas de définition simple ou de délimitation précise. Sa reconnaissance dépend d'une qualification sociale, morale et légale.
- Qualification sociale et historique: Ce qui est considéré comme violent évolue. Par exemple, "pendant des siècles, frapper son enfant lorsqu'on estimait qu'il avait commis une faute c'était le corriger [...] et puis à la fin du 19e siècle la chose est devenue répréhensible et punissable".
- Dimensions multiples: La qualification de violence implique des dimensions "morale" (jugement social) et "légale" (jugement pénal). Dans des contextes de belligérance ou de pouvoir, une "dimension politique" s'ajoute, notamment pour nommer des violences "policières" ou des auteurs "terroristes".
- Deux ordres de qualification:Reconnaissance (premier ordre): Établir si un acte est violent. Les auteurs présumés et leurs avocats tentent souvent de "requalification des faits" en les minimisant, justifiant ou excusant.
- Caractérisation (second ordre): Une fois la violence reconnue, lui adjoindre un adjectif (ex: "violences domestiques", "violences sexuelles") ou la qualifier au regard du droit international (ex: "crime de guerre", "crime contre l'humanité", "génocide").
2. La Violence perçue de l'Intérieur vs. de l'Extérieur : Le cas des mutilations génitales féminines
Certaines pratiques considérées comme violentes par un regard extérieur ne le sont pas par la majorité des membres de la société qui les pratique.
- L'excision au Soudan: L'anthropologue Janice Boddy, dans son livre Civilizing Women (2007), a étudié l'excision au Nord Soudan. Elle constate que, bien que douloureuse, "l'excision était attendue avec impatience et c'était la perspective de ne pas en faire l'expérience qui était redoutée". Elle produisait une "féminisation génitale idéalisée en terme de propreté et de pureté" et s'inscrivait dans une "esthétique morale" de différenciation genrée.
- Relativisation historique et culturelle: Boddy invite à une comparaison avec des pratiques occidentales:
- Au XIXe siècle, l'excision était pratiquée en Europe et en Amérique du Nord par la profession médicale pour soigner divers désordres (insomnie, stérilité, troubles psychologiques, etc.).
- Aujourd'hui, la chirurgie génitale féminine à visée esthétique ("rajeunissement génital") est en augmentation dans le monde occidental, motivée par "les images de playmet circulant sur internet" et présentée comme une forme d'émancipation, "comme si dans ces deux derniers cas on pouvait faire fi de la domination masculine qu'elle manifeste y compris parmi les femmes par un effet de violence symbolique".
- Domination masculine et violence symbolique: L'auteur souligne que ces pratiques, qu'elles soient traditionnelles ou modernes, peuvent être vues comme des manifestations de la domination masculine, ajoutant une "violence symbolique" à la violence physique.
3. Le Rejet de la Souffrance : Le Rituel de "Kagnalen" en Casamance (Sénégal)
Même si la violence n'est pas "nommée" comme telle, la souffrance qu'elle occasionne est souvent perçue par les victimes.
- Le Kagnalen: Ce rituel Diola impose aux femmes présumées incapables d'assurer leur fonction procréatrice (stérilité, avortements répétés, décès d'enfants) un exil forcé, un changement d'identité souvent dépréciatif ("chienne qui ne retient pas le sperme"), un accoutrement ridicule, et des "tâches spécialement épuisantes" et "pratiques particulièrement dégradantes".
- Souffrance reconnue: Malgré l'intégration du rituel dans une "division du travail social" qui rend les femmes responsables de la reproduction biologique, les femmes ayant subi le Kagnalen évoquent un "souvenir douloureux avec une profonde émotion ne pouvant retenir leur larmes" en mentionnant "la cérémonie initiale et la flagélation les années de mortification et d'avilissement l'isolement affectif et le labeur exténuant la peur continuelle des réprimandes et des sanctions".
- Évitement et résistance: Certaines jeunes femmes tentent d'éviter le rituel en s'installant en milieu urbain ou en préférant les soins médicaux, "cherchaient à rompre le cercle de la violence symbolique dans lequel leur société tendait à les enfermer".
4. La Violence non dite et les dynamiques de pouvoir
La non-qualification de la violence dans l'espace public ne signifie pas que les victimes ne la reconnaissent pas.
Reconnaissance implicite: "une chose peut exister à la fois dans le monde et dans la conscience qu'en ont les agents même s'il ne la nomme pas comme telle". Les femmes victimes de violences sexuelles reconnaissaient la "contrainte sur corps" sans se référer à une définition légale. Stratégies face à la violence reconnue: Les victimes peuvent "s'efforcer de l'éviter" (départ en ville), "essayer de la combattre" (campagnes de protestation) ou "s'en accommoder" (force de la tradition, coût trop élevé de la rupture), selon le modèle "Exit, Voice, and Loyalty" d'Albert Hirschman.
5. La Violence d'État et le déni de la qualification
La qualification de la violence est un enjeu majeur dans le cas de la violence d'État, où l'institution tente de l'occulter.
- Monopole de la violence légitime: L'État revendique le "monopole de la violence légitime" (Max Weber). La différence réside entre "l'usage fondé de la force et le recours inapproprié à la violence".
- Modalités d'évitement de la qualification des violences policières:Pression sur la victime pour ne pas porter plainte: Menaces ("il avait des petits frères qui avaient déjà fait des bêtises et que si lui portait plainte ce serait eux qui auraient des ennuis").
- Contre-plainte: Accusations d'"outrage et rébellion contre agent dépositaire de l'autorité publique", qui servent souvent "un moyen de couvrir leur brutalité en la présentant comme un usage nécessaire de la force".
- Justification: Extension légale de l'usage des armes par les forces de l'ordre, comme la loi de 2017 en France, pouvant aller jusqu'à une "autorisation de tuer au nom de la garantie de sécurité". Cette loi a entraîné un "quintuplement des tirs mortels pour refus d'obtempérer".
- Définition de la violence d'État: Non seulement des violences commises par une institution agissant par délégation de l'État, mais aussi le fait que "l'État contribue à leur occultation en récusant leur existence en couvrant les déviances en apportant son soutien aux mises en cause [...] et en épargnant à l'inverse les auteurs par les réquisitions des parquets et les pressions sur les juges".
- Paradoxe de la qualification: "c'est parce qu'il y a flagrant déni par l'État de la violence perpétrée par ses représentants et sous son commandement qu'on peut parler donc de violence d'état".
6. Le Conflit des Interprétations dans les Conflits Internationaux : Israël-Palestine
Les conflits internationaux sont aussi des "conflits d'interprétation" des faits, où les mots ont un poids politique et moral considérable.
- L'herméneutique des discours: En s'appuyant sur Paul Ricœur, l'auteur propose une "herméneutique des discours", c'est-à-dire une "interprétation des interprétations", pour déchiffrer le "sens caché derrière le sens apparent".
- L'attaque du 7 octobre 2023 : Deux interprétations radicales:Interprétation dominante occidentale (Israël et ses alliés): "acte d'antisémitisme", "le plus grand massacre antisémite de notre siècle", comparé à un "pogrome" ou la Shoah.
- Enjeux et implications:Place les actes au "sommet de l'échelle des crimes".
- Justifie "l'intensité de la réponse punitive à Gaza" et le "droit inconditionnel à se défendre" d'Israël.
- Fragilise les accusations de crimes de guerre contre Israël, s'agissant d'éliminer une "organisation terroriste".
- "Écarte toute possibilité de référence à ce qui s'est passé avant sa survenue et oblitèrent ainsi l'histoire de la Palestine".
- Interprétation alternative (Hamas, pays du Sud, certains observateurs): "acte de résistance" inscrit dans une "guerre asymétrique" et une "séquence historique longue" de dépossession des Palestiniens depuis la Nakba (1948) et l'occupation des territoires (1967).
- Enjeux et implications:Rappelle qu'il s'agit d'une "guerre dans le laquelle un état puissant assujetti un peuple", non d'une minorité persécutée.
- Souligne "la passivité de la communauté internationale" et sa "complicité" face aux violations du droit international par Israël, privant les Palestiniens d'alternatives à la violence.
- Permet d'appréhender le sens de l'action des acteurs à la lumière des "luttes contre domination étrangères".
- Reconnaît "le poids de l'histoire" face aux "pratiques d'effacement des violences subies par les Palestiniens".
- La qualification de génocide à Gaza:Arguments en faveur: Basée sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), citant "l'intention de détruire ou tout ou en partie un groupe national ethnique racial ou religieux comme tel" et les "quatre premières modalités" (nombre de morts, blessés, conditions de vie, entrave aux naissances). La "Cour internationale de justice [...] a affirmé le caractère plausible de la demande de prévention de la commission d'un génocide".
- Arguments contre: "une nation composée en partie à sa création de rescapé d'un génocide ne peut pas être elle-même coupable de génocide". Les morts seraient des "victimes collatérales". La contestation se joue "sur le terrain du droit [...] mais également dans le cadre des rapports de force internationaux".
Conclusion Générale
La reconnaissance et la qualification de la violence sont des processus sociaux, complexes et souvent conflictuels.
- Décalage entre victimes et auteurs: Les victimes "identifient bien la violence qu'elles subissent", tandis que les auteurs "soit la minimisent soit la justifie soit la conteste".
- Enjeux de pouvoir: La "bataille se joue dans l'espace public [...] autant que sur le terrain légal", et est toujours "soutendues par des enjeux politiques".
- Implications politiques et morales: La manière dont la violence est nommée et interprétée a des "conséquences presque opposées" sur la résolution des conflits, pouvant soit "disqualifier l'adversaire" et "exclure toute autre issue que son élimination", soit "ouvrir la possibilité d'une reconnaissance de tort et leur réparation".